Qu’est-ce qu’une frontière aujourd’hui ? de Anne-Laura AMILHAT SZARY (Presses Universitaires de France, 2015)
Je me souviens d’un sujet de dissertation pour un concours des armées qui était le suivant : Les frontières ont-elles encore une utilité aujourd’hui ? Ce livre de Anne-Laure Amilhat Szary, professeure de géographie à l’université de Grenoble vous sera sans doute d’une aide précieuse pour répondre à cette question.
Anne-Laure Amilhat Szary travaille sur les dynamiques frontalières.
À l’origine, la frontière délimite des États et sépare des entités territoriales. Mais les frontières se transforment en profondeur, dans leurs formes et dans leurs fonctions. La frontière est remise en cause par l’abaissement des droits de douane, la dérégulation financière, l’accélération des échanges de capitaux et les revendications séparatistes. Ainsi, l’État islamique a brouillé les frontières en s’installant en Syrie et en Irak. Le référendum de 2014 sur l’indépendance de l’Écosse est également une remise en cause des frontières établies.
Avec la mondialisation et la croissance des flux de marchandises, les frontières semblent nous échapper, alors que les investissements consentis pour les matérialiser (barbelés, etc.) semblent au contraire nous envahir. L’auteure cherche donc à saisir les évolutions et les caractéristiques des frontières aujourd’hui.
Résumé du livre
Les fonctions des frontières évoluent. Alors que pendant longtemps, elles étaient l’objet de guerres et de conflitspour agrandir les Empires et pour asseoir leur puissance politique (comme l’Empire romain ou la dynastie desHabsbourg), elles sont aujourd’hui plus stabilisées.
1. PREMIÈRE PARTIE : La frontière mobile
a) Le lieu de rencontre de l’autre
La frontière est souvent réduite à une ligne tracée sur une carte. Ainsi, elle marquerait des identités et des histoires partagées par des nations sur lesquels l’État est souverain. Pourtant, cette ligne est avant tout une construction mentale qui repose sur « une communauté imaginaire » (d’après les termes de Benedict Anderson).
Elle n’a rien de figé et peut évoluer au fil de l’histoire. Cette ligne est déterminée par un pouvoir politique sans qu’elle soit fondée sur rien de tangible, à part une carte sur laquelle elle est inscrite.
Parmi les grandes dates de l’histoire des frontières, il y a la conférence de Berlin en 1884, qui partage l’Afrique entre les grandes puissances européennes, et le Traité de Versailles de 1919, qui place sous mandat européen une grande partie de l’Empire ottoman. Les frontières des pays latino-américains ont été fixées au cours du XIXe siècle, et jusqu’au début du XXe siècle, au gré des conflits locaux et des nationalismes émergents à l’époque. La frontière est ainsi l’héritage de rapports de force. C’est également le cas en Afrique, où les frontières ont été décidées sans que soient prises en compte les tribus et les populations locales. La frontière est donc mobile, car elle évolue au fil de l’histoire : elle n’a rien de déterminé.
b) Des frontières qui s’ouvrent et se ferment à la fois
Il est étonnant de constater que nous vivons dans un monde de flux accélérés (marchandises, capitaux…),et que ce monde connaît pourtant en même temps un accroissement de frontières murées.
La globalisation financière exacerbe les contrastes entre les flux de capitaux et la réalité migratoire. On peut prendre l’exemple de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) signé en 1994 entre le Mexique et les États-Unis : il avait d’abord été créé pour permettre la libre-circulation des personnes, mais en fait il est de plus en plus compliqué de franchir la frontière pour les individus, surtout dans le sens allant du Mexique vers les États-Unis… En revanche,la circulation des marchandises ne se complexifie pas pour autant.
c) Frontières en 3D
L’auteure souligne qu’il y a de moins en moins de conflits internationaux pour les frontières. La majorité des violences ayant cours aujourd’hui sont internes au pays : guerres civiles, génocides, terrorisme… On pouvait auparavant parler de « frontières chaudes », mais la majorité des frontières sont aujourd’hui des « frontières froides », c’est-à-dire qu’elles ne sont pas remises en question par les populations et par les gouvernements. De tradition, la frontière a été conçue comme une protection, mais il faut sans doute accepter qu’elle évolue, qu’elle peut s’ouvrir ou de se fermer, dans un déséquilibre permanent : les frontières sont malléables.
2. DEUXIÈME PARTIE : La frontière ressource
a) De la frontière qui divise à la frontière qui relie
Les frontières sont malléables, mais elles laissent tout de même des marques affectives et mémorielles. Les frontières fabriquent du territoire dans les régions frontalières, au sens où il se crée des interactions, des flux et des identités communes dans les espaces transfrontaliers.Les espaces frontaliers désignent les régions proches des frontières, et qui créent des interactions malgré les frontières. Elles peuvent devenir des espaces naturels remarquables quand l’accès y est restreint : ainsi, des circuits touristiques se sont développés dans les montagnes polonaises, et la faune sauvage à la frontière entre les deux Corées attire de nombreux photographes.
La nature devient ainsi le lieu de la coopération possible entre les pays pour la gestion des biens communs et des ressources naturelles.Ceci contredit l’idée reçue qui indique que les frontières seraient marquées par des éléments naturels tels que des cours d’eau, qui marqueraient bien la séparation entre deux espaces. La frontière est ainsi une construction sociale qui évolue en fonction des situations sur les territoires transfrontaliers.
Par exemple, la langue commune aux frontières peut aider à créer du lien : c’est le cas entre le Nord de l’Italie et l’Autriche, car les Italiens proches de la frontière autrichienne ont comme langue maternelle l’autrichien.
b) La frontière comme outil d’action publique : les politiques transfrontalières dans le monde
Une frontière peut donc devenir un espace transfrontalier, c’est-à-dire un territoire dynamique avec des échanges économiques, politiques et sociaux… s’il y a une intentionnalité des deux côtés. Cette intégration transfrontalière a lieu selon des facteurs fonctionnels et institutionnels. Les facteurs fonctionnels désignent les mouvements qui traversent la frontière, comme les investissements des entreprises à l’étranger ou les flux de travailleurs frontaliers : 81 000 travailleurs français franchissent chaque jour la frontière avec le Luxembourg et la périurbanisation ne cesse de s’étendre à la frontière. Les frontières peuvent ainsi faire l’objet de politiques publiques, comme dans l’Union européenne : l’UE a développé en 1976 le Fonds européen de développement régional (FEDER), auquel de nombreuses régions transfrontalières peuvent prétendre, dans le but de développer des mouvements d’intégration interrégionaux aux frontières.
c) L’économie de surveillance de la frontière, un marché en expansion
Une économie se développe aux frontières, propre à ces espaces. Il y a une économie des services de la traversée(de l’obtention de papier au passage clandestin), une économie pénitentiaire liée aux détenus qui enfreignent les lois frontalières et douanières, une économie liée à l’aide humanitaire (voir le cas de la jungle de Calais), une économie technologique (barrières fixes, capteurs de chaleurs pour repérer l’intrusion de migrants, drones), etc.
C’est donc une économie multiforme qui se met en place, où la frontière apparaît comme une ressource.
3. TROISIÈME PARTIE : Les inégalités du passage à la frontière, pour une analyse des « frontiérités » (borderities).
Chaque individu vit différemment les frontières selon sa propre situation. Ainsi, un riche citoyen se déplaçant au bout du monde pour ses vacances vivra une situation totalement différente de celle que vivra un réfugié politique qui passe clandestinement les frontières à la recherche de l’asile. Ainsi, « l’individualisation du fonctionnement de la frontière se traduit par une forte inégalité face au dispositif complexe qu’elle représente ». Cela signifie qu’il y a de fortes inégalités selon la situation des individus et le contexte dans lequel ils doivent franchir les frontières. Ces inégalités sont encore renforcées par le durcissement aux frontières rencontré ces dernières années.Ainsi, selon son type de passeport, on peut accéder à 28 ou 173 pays, avec ou sans visa.
L’auteur propose ainsi le concept de « frontiérités » pour désigner le fait qu’il y a des dimensions individuelles et collectives politiques très fortes et très hétérogènes qui jouent dans le rapport au territoire et aux frontières, et qui sont décidées par les différents États.
Il y a donc une multiplicité de frontières différentes, plus ou moins fermées, à rebours de l’idée reçue selon laquelle les flux abattraient les frontières. C’est pourquoi l’auteure parle de frontières mobiles, pour désigner ces frontières qui sont des espaces ressources grâce au développement d’espaces transfrontaliers et d’économies interrégionales. La globalisation et l’accélération des flux ne doivent toutefois pas faire oublier l’hétérogénéité des situations vécues par les individus, qui subissent des traitements très variables lors de leur passage à la frontière. Le traitement varie selon leur nationalité, selon leur situation politique et économique, etc. L’auteur indique ainsi : « la frontière devient le lieu où l’individu est abandonné seul face aux forces de la mondialisation qui le traversent avec violence ».
Source : Clémence GUIMONT, doctorante en Sciences politiques.