Parmi les exemples de personnalités dont la pensée s’est avérée plutôt radicale, la plupart des candidats vont mentionner celle de Marx ou Rousseau comme nous l’avons d’ailleurs déjà expliqué avec ce dernier. Afin d’opter encore pour une posture plutôt originale, je vous propose de faire connaissance avec Cornelius Castoriadis…
Il y a 20 ans environ, en 1997, disparaissait le philosophe Cornelius Castoriadis. Toutes ses œuvres ont donné l’aspect d’un vaste chantier de réflexion où sont sans cesse retravaillés les mêmes idées donnant une impression contradictoire d’une pensée qui se répète en même temps qu’elle se réélabore continuellement. L’extrême diversité des problèmes sur lesquels a réfléchi Castoriadis (le vivant, le psychisme, la société, l’histoire, la création, la politique…), ainsi que l’extrême diversité de ses références, laissent à croire que l’on se trouve au contact d’une pensée sans cohérence globale. Or, il n’en est rien.
Il est donc utile de souligner cette pensée politique, qui explore tout autant l’expérience et l’imaginaire de chacun, mais aussi de se rendre compte de la radicalité de ce projet démocratique qui a pour enjeu central : l’Homme…
Militant, économiste, psychanalyste, et bien sûr philosophe, tout autant critique du marxisme que du libéralisme, de ses débuts dans la revue « Socialisme ou barbarie » jusqu’à ses Carrefours du labyrinthe, dont les derniers volumes sont parus à la fin des années 90, sans oublier son œuvre cruciale, « L’institution imaginaire de la société » qui elle, date de 1975, les spécialistes de Castoriadis soulignent sa quête obstinée de l’autonomie.
Mais que faut-il entendre par « autonomie » ? Chez Castoriadis il faut entendre par « autonomie », une tension étymologique entre le soi, la personne, et la loi, entre le sujet et l’institution, pour envisager sa venue concrète, pratique, réelle, c’est-à-dire pour faire en sorte qu’elle advienne dans une société démocratique. Autrement dit, penser ce grand principe de l’autonomie pour que la société démocratique consiste « effectivement » dans un peuple qui se gouverne lui-même, qui devrait d’ailleurs déjà se gouverner lui-même.
Castoriadis a souvent décrit une certaine inhibition de l’homme devant un recul de l’autonomie : « La crise des sociétés occidentales », « Voie sans issue », « Le délabrement de l’Occident » ou encore « Une société à la dérive », sans oublier « La montée de l’insignifiance » … sont autant de titres que Castoriadis a donnés à ses textes… mais qui poussent peut-être à cette critique radicale, à la réinvention, à laisser la place à cette instance d’habitude dévolue à l’art : l’imagination. Castoriadis est le philosophe qui a pensé l’imagination comme une faculté politique.
Pour que l’autonomie soit pensée et qu’elle advienne, encore faut-il donc l’inventer, l’imaginer. Là est la grande idée de Castoriadis. Mais comment inventer un principe comme l’autonomie, vieux comme le monde, vieux comme les Grecs (qui constituent le modèle démocratique pour Castoriadis) ? En quoi y a-t-il invention et imagination dans ce qui ressemble plutôt à une redécouverte intellectuelle ou à un retour à l’Antiquité ? Et donc comment peut-il être radical et ne pas seulement répéter ce qui est déjà connu ?
Tout simplement : grâce à la spontanéité, grâce au fait que parfois, les effets, les surgissements et les nouveautés, comptent plus que les causes, les raisons, et la raison, bref, tout ce qui nous a déterminé.
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Son analyse du monde contemporain
L’idéal démocratique est menacé par le capitalisme. La créativité politique semble aujourd’hui en panne. Tout se passe comme si l’imaginaire constitué par le capitalisme avait durablement bloqué l’imagination radicale créatrice. L’analyse conduite par Castoriadis s’applique évidemment à la sphère politique, mais aussi au monde de l’entreprise dont il est tant question aujourd’hui. Il y préconise en effet une socialisation des fonctions de direction.
Pour Castoriadis, ni la planification, ni la collectivisation des moyens de production, ni la nationalisation ne déplacent les lignes de démarcation entre exécutants et dirigeants. Pour aller dans le sens de la résorption du fossé qui ne cesse de se creuser entre eux, la voie à emprunter est celle de l’autonomie et de l’autogestion. Si l’on considère que la démocratie est en panne, ce qui est manifestement le cas, Castoriadis nous offre donc une ressource qui peut devenir essentielle pour penser cette crise et une possible sortie de crise.
2. Castoriadis et la démocratie
Castoriadis rappelle souvent l’étymologie du terme démocratie : demos (peuple), kratos (pouvoir), donc le pouvoir du peuple. Selon lui, la démocratie représentative, telle qu’elle fonctionne, n’est pas autre chose que le pouvoir d’une oligarchie. En fait, le peuple se dessaisit à échéances régulières du pouvoir qui est le sien de décider des choses de la cité en déléguant tous les cinq ans cette prérogative à ses mandants. Castoriadis entend tout au contraire favoriser toutes les formes de démocratie directe.
Mais il ne prône pas pour autant un retour à la démocratie athénienne, même si la référence à la Grèce antique est souvent présente dans ses écrits. Au contraire, Castoriadis s’intéresse aux brèches, aux événements, aux disruptions. Mai 68 – La Brèche est d’ailleurs le nom de l’ouvrage qu’il signe avec Claude Lefort et Edgar Morin pour désigner ce surgissement. La démocratie de Périclès constitue pour lui une brèche majeure dans l’avènement d’une société vraiment démocratique avec la réforme clisthénienne ; il en est de même avec l’essor des cités médiévales entre le Xe et le XIIIe siècles : elles rompent avec les États, les Empires et conquièrent une large autonomie de gestion.
Castoriadis considère que l’on ne peut se résoudre et se satisfaire par ce qui est institué. Il montre toute l’importance de libérer les forces et formes instituantes, tout ce qui relève de la créativité, d’un bougé, d’une dynamique et qui va dans le sens d’une auto-organisation qui rende possible d’aller vers une démocratie plus directe, vers une prise en charge des citoyens par eux-mêmes. Il a par exemple été passionné en 1973 par l’expérience autogestionnaire des ouvriers de chez Lip. Même s’il est conscient qu’on ne peut réunir tous les citoyens comme à l’époque de l’agora athénienne, il juge que les entreprises constituent, dans nos sociétés modernes, des lieux où pourrait s’effectuer cette autonomisation des travailleurs et des citoyens.
Dans le moment contemporain où l’on met sans cesse en avant le pouvoir de l’expertise et de la compétence technique, réduisant le rôle du citoyen à une place de spectateur désengagé et insatisfait, Castoriadis montre qu’il y a une ressource possible pour reconstruire un avenir démocratique.
Castoriadis évoque Thucydide qui écrivait : « Il faut choisir : se reposer ou être libre. » S’occuper des choses de la cité est exigeant et il met constamment en avant l’importance de l’éducation et de la paideia. Mais il ne prône évidemment pas un retour à l’agora grecque du Ve siècle avant J.-C. Pour lui, la Grèce antique donne à penser et réfléchir comme un germe dont on doit s’inspirer, mais pas de manière linéaire. Il rompt avec le schéma téléologique que l’on retrouve par exemple chez le père de notre « évangile national », l’historien Ernest Lavisse. Selon ce dernier, notre berceau se trouve à Athènes et, à partir de là, la modernité s’est construite en filiation directe et continue selon les lignes du progrès de l’espèce humaine. Le modèle républicain et démocratique n’aurait cessé de s’améliorer en se déployant, de se peaufiner.
Après avoir suivi à Athènes des études de droit, d’économie et de philosophie, Castoriadis arrive en France en 1945 pour y entreprendre une thèse de doctorat en philosophie sur Max Weber. Parallèlement à ce travail de recherche, il s’implique dans des activités de militant au sein du PCI, mouvement qu’il quitte en 1948, pour fonder en compagnie d’autres camarades (dont Claude Lefort) le groupe et la revue Socialisme ou barbarie, laquelle paraîtra de 1949 à 1965.
3. Castoriadis et la réélaboration du concept de bureaucratie
Castoriadis remet en cause non seulement la politique trotskyste officielle du PCI, mais plus fondamentalement les thèses développées par Trotsky lui-même sur la dégénérescence du socialisme en URSS à partir de la fin des années vingt. Il est clair que pour Castoriadis, la Russie ne pouvait en aucune façon être caractérisée comme un état ouvrier dégénéré au contraire de ce qu’affirmait Trotsky, mais qu’il fallait voir en elle un nouveau type de régime, inédit dans l’histoire, fondé sur la domination totale de la classe dirigeante.
Castoriadis montre que la transformation juridique des formes de propriété n’a joué en Russie qu’à un niveau fort superficiel, et qu’indépendamment de la nationalisation des moyens de production et de la planification de l’économie, la Russie était restée un état capitaliste fondé sur des rapports effectifs d’exploitation portés à leur paroxysme. À l’opposé de ce qu’affirmait alors Trotsky, la bureaucratie russe n’était donc pas, pour Castoriadis, une formation exceptionnelle au statut transitoire, ni même une simple couche parasitaire, « mais bel et bien [une] classe dominante, exerçant un pouvoir absolu sur l’ensemble de la vie sociale, et non seulement dans la sphère politique étroite ».
Max Weber avait dégagé l’idéal-type de la bureaucratie comme forme accomplie de la domination « légale-rationnelle ». Castoriadis va reprendre cette idée, en montrant toutefois que la bureaucratie russe n’est pas assimilable à une simple forme de régime politique, mais qu’elle constitue une forme d’oppression totale s’étendant à l’ensemble des sphères de la vie sociale. Il est donc nécessaire, d’après Castoriadis, de reformuler un projet socialiste révolutionnaire qui ne se réduise pas seulement à une transformation radicale des rapports de production, mais concerne la totalité de la vie économique, politique et sociale.
4. Sa critique du marxisme
Les analyses développées par Castoriadis au début des années cinquante ne consistent pas en une simple réévaluation des vues de Trotsky concernant la nature dégénérée de l’URSS, ni même en une critique du léninisme ; elles ont plus fondamentalement fourni le point de départ d’une reconsidération des conceptions marxistes de la société, de l’histoire et de la politique. Car le problème qui se posait alors n’était pas tel ou tel point de la pensée de Trotsky ou de Lénine, mais portait sur la nature même du capitalisme moderne, et corrélativement, des objectifs que devait se donner le mouvement révolutionnaire.
Le capitalisme, tel que l’avaient analysé Marx puis Schumpeter, s’était présenté tout d’abord depuis le début du XIXe siècle jusqu’aux environs de 1880, comme un régime économique de libre concurrence fondé sur l’appropriation privée des moyens de production et se développant dans le cadre d’États-nations. Sous la poussée d’un développement technique nécessitant des investissements de capitaux de plus en plus importants, le capitalisme concurrentiel du XIXe siècle allait céder la place à une forme de capitalisme monopolistique basée sur la rationalisation sans cesse accrue de la production, dont l’organisation et la direction devaient revenir à l’État lui-même et non plus aux seules personnes privées. L’entrepreneur de la période pionnière du capitalisme (celui qu’avait en vue Schumpeter) doit progressivement disparaître au profit d’une nouvelle classe dirigeante : la bureaucratie – composée des directeurs, d’ingénieurs, de techniciens et d’administrateurs des grandes firmes d’État.
5. Castoriadis et le capitalisme moderne
Pour Castoriadis, le bloc « socialiste » et le bloc « capitaliste » ont accompli les mêmes objectifs : la nationalisation de l’industrie, la planification de la production, le monopole du commerce extérieur, soit l’étatisation complète de l’économie et de la politique. D’où l’absurdité manifeste de donner comme finalités au mouvement ouvrier la prise de pouvoir de l’État, la nationalisation de la production et l’abolition de la propriété privée, puisque ces buts avaient été réalisés en URSS et étaient en passe de le devenir dans les autres pays de l’Est et en Chine, entraînant, qui plus est, une exploitation et un asservissement accrus du prolétariat.
En revanche, Castoriadis admettait des différences entre l’Est et l’Ouest. Car si la nature bureaucratique de ces deux types de régime ne faisait aucun doute, leur niveau d’intégration ne se situe pas au même degré ; et c’est là que se jouet toute la différence : entre d’un côté, un régime de capitalisme bureaucratique total (celui de la Russie), et de l’autre, un régime de capitalisme bureaucratique fragmenté (celui des pays industrialisés occidentaux).
6. Sa rupture définitive avec le marxisme
La bureaucratisation généralisée à l’ensemble de la vie sociale, la crise de la culture établie, la rupture de l’adhésion intériorisée des individus aux normes et règles de cette même culture, tout cela signifiait en fin de compte qu’il était devenu impossible de définir le socialisme à partir de la seule transformation des rapports de production, moyennant la collectivisation des richesses et des moyens de production. Sous des formes nouvelles que l’on ne pouvait encore totalement définir, le projet révolutionnaire devait devenir le projet de la société dans son ensemble, et non plus celui d’une classe privilégiée dépositaire de la vérité révolutionnaire.
D’où la rupture totale de Castoriadis avec la pensée de Marx : ce n’était plus tel ou tel point des conceptions sociologiques de Marx ou de sa théorie économique qu’il convenait de corriger, mais leurs présupposés philosophiques qui devaient être remis en cause et plus précisément la philosophie de l’histoire qui en constitue la base. Castoriadis allait de la sorte montrer que Marx n’avait finalement fait qu’extrapoler à l’ensemble de l’histoire les schèmes de pensée propres à l’imaginaire de son époque; en faisant du développement de la technique le moteur de l’histoire, Marx n’aurait pas seulement soumis la diversité des formes sociales à des catégories n’ayant de sens que pour la société capitaliste développée, il aurait plus largement posé les bases d’une conception déterministe de l’histoire : l’histoire comme l’effet d’un système de forces (productives) déterminées selon des lois universelles et nécessaires.
7. L’imagination radicale (1965-1995)
À partir de la fin des années soixante, Castoriadis va donc infléchir son travail selon une direction nouvelle : après l’autodissolution du groupe Socialisme ou barbarie (1966), il démissionne du poste d’économiste qu’il occupait à l’OCDE depuis 1948, pour devenir psychanalyste (1973), puis professeur à l’EHESS (1981).
Sans abandonner les interrogations qui ont été les siennes pendant plus de vingt ans, mais estimant toutefois qu’une reconstruction théorique était nécessaire au-delà de la seule critique du marxisme, il va s’atteler à repenser les cadres et les catégories de la « pensée héritée », soit les fondements du projet philosophique gréco-occidental.
Les notions d’imaginaire et d’imagination devaient désormais occuper une place centrale dans la réflexion de Castoriadis, qui allait s’étendre à tous les champs du savoir, et ne plus concerner les seules dimensions politiques et sociales : ce sont les fondements mêmes de ce concept d’imagination qui permet de réinterroger.
8. Nature et statut de l’imagination radicale
Castoriadis va ainsi chercher à repenser l’imagination comme une source de création première, montrant que la distinction apparemment fondatrice pour l’ontologie héritée du « réel » et de l’« imaginaire » n’est en fait qu’une opposition dérivée, produit de cette imagination radicale. Il n’y aurait donc pour l’être humain de « réel », ou plus simplement de réalité, que parce que celui-ci est doué d’une imagination radicale.
« Imagination radicale » doit être prise comme synonyme d’« imaginaire premier », au sens où cet imaginaire crée ex nihilo non seulement des images au sens trivial du terme, mais plus généralement des formes, et par là il faut entendre aussi bien des mots que des types génériques (idées, notions, concepts), soit l’ensemble des significations au travers desquelles le monde « prend forme » pour l’homme.
L’imagination radicale forme donc ce à partir de quoi surgissent les schèmes et les figures qui conditionnent toute représentation et toute pensée. Les oppositions structurantes de la pensée philosophique (réel/fictif, sensible/intelligible, rationnel/irrationnel…) en sont toutes dérivées. Pour l’exprimer en un vocabulaire moderne, on peut dire que l’imagination radicale forme la « condition transcendantale » du pensable et du représentable : au fond, sans cette présentation première, ou plus exactement sans cette création première, il n’y aurait rien pour l’homme, aucune image ou représentation des choses.
Il faut toutefois distinguer les deux aspects de cet imaginaire premier : d’une part, son aspect « individuel » (ou « psychique »), l’imagination radicale ; d’autre part, son aspect « collectif » : l’imaginaire social instituant. Bien qu’irréductibles l’une à l’autre, ces deux faces de l’imagination sont indissociables et s’impliquent réciproquement.
Pour cela, il déclare l’importance de l’expression de la structure profonde de l’être articulé selon cinq strates indissociables :
— l’être-premier en tant que chaos, sans-fond, abîme, flux incessant ;
— l’être-vivant en tant que surgissement de l’imagination comme puissance de mise en forme, aussi bien au niveau cellulaire qu’à celui des êtres vivants les plus complexes ;
— l’être-psychique en tant qu’apparition d’une imagination décloisonnée et défonctionnalisée. L’être-psychique constitue la première rupture dans l’ordre du pour-soi en tant qu’il définit un type d’être bien particulier : l’être humain ;
— l’être-social-historique en tant qu’émergence d’une nouvelle forme ontologique définie comme ensemble à chaque fois particulier des institutions et des significations que ces institutions incarnent (« social »), et qui comme telle se trouve engagée dans un processus d’altération temporelle (« historique »);
— l’être-sujet en tant qu’affirmation de l’autonomie radicale de la subjectivité humaine pensée comme réflexivité. L’être-sujet constitue la forme ultime du pour-soi où se trouve libéré l’imaginaire comme puissance de création explicite.
Source Cairn info, France culture et François Dosse