Comment aborder la dichotomie entre la démocratie représentative et la démocratie participative pour un concours de la fonction publique ou de la fonction territoriale ? L’approche par le domaine de la ville ou de l’urbanisme, espace d’enjeux, constitue un bon moyen de véritablement les distinguer …
Le modèle politique de l’État dominant et centralisateur, détenteur de la souveraineté, est remis en question depuis une trentaine d’années. En effet, dès le milieu des années 1970, M. Crozier, S. Huntington et J. Watanuki, dans un rapport intitulé The Crisis of Democracy, montrent que les démocraties occidentales sont de plus en plus incapables de faire face à l’ensemble des demandes sociales qui leur sont soumises : la « surcharge » de l’appareil d’État compromettrait ses capacités d’action et remettrait en question sa légitimité fonctionnelle.
Au cours de la décennie 1980, cette thématique de « crise » disparaît un temps de l’agenda, mais vers le milieu des années 1990, dans un nouveau contexte de globalisation de l’économie, de recomposition des États et de métropolisation, elle refait surface, consistant cette fois en une critique des formes de gouvernabilité. Cette critique s’appuie, entre autres :
- sur la remise en cause d’un mode d’exercice du politique organisé sur la domination ;
- sur le procès de la suprématie des partis politiques en tant qu’instances concentrant les préférences des individus ;
- sur la remise en question du politique à traiter l’ensemble des problèmes des sociétés modernes ;
- sur le procès d’un État moderne privilégiant l’économie libérale ;
- sur la prééminence de l’expertise scientifique détenue par des administrations se retranchant derrière leur monopole de la technique ;
- sur l’émergence de nouveaux problèmes (liés à l’environnement, à l’intégration…) qui ne trouvent plus leur résolution dans des politiques sectorielles ;
- sur la remise en cause de la citoyenneté dans sa lecture universaliste par des groupes sociaux demandant plutôt un traitement communautaire ;
- sur l’apparition de nouveaux territoires d’action collective, notamment les métropoles, au sein desquels l’intégration des individus est rendue difficile.
C’est dans ce contexte général de défiance par rapport au politique et plus précisément de remise en cause d’un modèle politique centralisateur structuré autour de la démocratie représentative, de l’expertise scientifique non partagée et d’une conception universaliste de la citoyenneté que les thèmes de la démocratie locale et de la gestion de proximité ont peu à peu pris le devant de la scène à la fois chez le savant et chez le politique.
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De la démocratie représentative à la démocratie participative
Le local, compris dans sa double dimension d’espace physique et politique, deviendrait le nouveau territoire référentiel du politique à partir duquel il serait désormais possible d’agir sur la « crise de gouvernabilité » des sociétés contemporaines et de résoudre les problèmes d’intégration, de fragmentation sociale et de repli identitaire. La démocratie participative au niveau local, appelée au chevet des démocraties modernes souffrant d’un déficit de citoyenneté, deviendrait en quelque sorte la matrice à partir de laquelle pourraient se développer de nouveaux liens entre l’espace du politique et la société civile.
Face à la mondialisation économique et à la métropolisation, le local semble par essence « tourner le dos à la démocratie représentative pour lui préférer la démocratie participative et délibérative ».
Comme le rappelle Jouve, la démocratie locale basée sur la participation, et non plus uniquement sur la représentation politique, est supposée susciter un sentiment d’appartenance à une communauté, l’altruisme, la probité, l’intérêt pour la « chose publique », le désintéressement envers les affaires individuelles… autant de vertus et de « compétences civiques » qui différencient la démocratie participative de la démocratie représentative. Cependant, même si la démocratie participative fait l’objet d’un certain consensus auprès des décideurs politiques – elle est devenue au cours de ces quinze dernières années la pierre angulaire des politiques de la ville en France –, il reste que son observation laisse entrevoir qu’il s’agit, dans bien des cas, d’un consensus de façade derrière lequel les ambiguïtés demeurent nombreuses. T. Oblet note par exemple que la décentralisation – mise en place à partir de 1981 –, qui devait stimuler l’implication des citoyens dans les affaires publiques en rendant plus aisée l’identification des responsables, n’a pas permis le développement de la démocratie locale : les élus, les spécialistes municipaux de l’urbain se sont plus préoccupés de vendre l’image de la ville et de valoriser la politique municipale que d’intégrer les opinions des habitants dans l’élaboration de l’action publique.
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Émergence de l’idée de participation démocratique
Considérant le citoyen comme un participant actif à la vie de la cité, la démocratie participative renvoie à l’idée d’enrichir la démocratie représentative par la mise en pratique concomitante d’un principe qui ne restreigne pas la citoyenneté au seul droit de vote. En France, la question de la participation des habitants n’est certes pas nouvelle, mais depuis le début des années 1990 l’arsenal législatif sur le développement d’une gouvernance territoriale plus démocratique s’est passablement consolidé. Toute une série de textes a en effet été adoptée, posant le principe de la consultation, de l’information et de la concertation avec les habitants. Deux vagues législatives peuvent être distinguées. La première renferme trois textes qui se cantonnent au niveau des grands principes participatifs.
Il s’agit tout d’abord de la loi d’orientation sur la ville (lov) de juillet 1991 qui reconnaît le principe d’une concertation préalable pour toute opération de politique de la ville transformant substantiellement les conditions de vie des habitants des quartiers concernés ; puis de la loi sur l’administration territoriale de février 1992 posant, elle aussi, le droit à ce que les habitants de la commune soient informés et consultés ; et, enfin, de la loi « Barnier » de février 1995 qui introduit le « débat public » et impose la concertation pour tous les grands projets comportant des incidences sur l’environnement.
La seconde vague regroupe trois textes introduisant, cette fois, des mesures plus contraignantes pour les décideurs politiques. Il s’agit, ici :
- 1/ de la loi « Voynet » pour l’aménagement et le développement durable du territoire (LOADDT) de juin 1999, qui crée les conseils de développement, ayant vocation d’être associés à l’élaboration des chartes de pays ;
- 2/ de la loi sur la solidarité et le renouvellement urbain (SRU) de décembre 2000, rendant obligatoire la concertation lors de la mise en place des plans locaux d’urbanisme (PLU) ;
- 3/ de la loi « Vaillant » de février 2002 relative à la démocratie de proximité, qui rend obligatoire la création de conseils de quartier dans les villes de plus de 80 000 habitants.
L’observation des expériences locales permet de distinguer trois grands groupes de procédures de participation visant à développer la concertation et la délibération. Nous avons un premier groupe de procédures que nous pourrions qualifier de traditionnel de la démocratie locale. Ces procédures se matérialisent sous la forme d’assemblées ou de conseils. Dans ce sens, de nombreux dispositifs de démocratie participative se sont diffusés au cours des quinze dernières années, comme les conseils municipaux d’enfants ou de jeunes, les conseils de sages, les conseils de résidents étrangers, les commissions extramunicipales, ou encore les forums de discussions internet.
Nous repérons un deuxième groupe rassemblant les dispositifs de consultation qui accompagnent un projet d’aménagement ou l’installation d’une infrastructure susceptible de menacer l’environnement.
L’enquête publique représente la forme la plus ancienne de ce type de concertation. Mais la multiplication, au cours de ces dernières années, des conflits ouverts autour de projets d’aménagement (lignes tgv, autoroutes, aéroports, usines de retraitement des déchets…), a contraint les décideurs politiques à recourir de plus en plus au débat public afin d’anticiper les oppositions ou de réguler les conflits. La Commission nationale du débat public (loi « Vaillant ») se propose de délimiter le cadre d’une telle démarche consultative (obligation d’informer et de débattre a minima notamment).
Enfin, nous voyons se développer depuis quelques années toute une série de dispositifs consultatifs plus innovants. Parmi ceux-ci, nous trouvons entre autres les jurys de citoyens, les conférences de consensus et les sondages délibératifs. Ces dispositifs relèvent d’une démarche commune et émanent d’une même intention : « Associer le temps d’une consultation se déroulant sur quelques jours un groupe de citoyens ordinaires tirés au sort et/ou volontaires à l’élaboration d’un choix collectif portant sur un projet précis (jurys de citoyens), d’ampleur locale ou nationale (jurys de citoyens, conférences de consensus) ou une question largement débattue [sur le] plan national (conférences de consensus, sondages délibératifs). »
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Les démarches participatives : transformer et améliorer les politiques publiques, les rapports sociaux et la démocratie
Les expériences de participation démocratique relèvent, d’une façon générale, de trois grands types d’objectifs. Tout d’abord, la grande majorité des dispositifs participatifs ont pour dessein d’améliorer une gestion urbaine considérée comme inadéquate ou défectueuse. Les démarches participatives qui s’articulent autour de ce premier objectif reposent sur deux idées majeures : d’une part, que la participation permet une transformation et une modernisation de l’action publique et améliore l’accountability ; d’autre part, que les habitants ou les usagers possèdent des compétences d’usage. Cette notion de compétence peut aller de la simple participation à une discussion sur les modalités de fonctionnement des services locaux en passant par l’exercice d’une fonction de contrôle de l’action publique.
Puis la participation a également pour objectif de remobiliser les habitants, de recréer du lien, d’ouvrir des espaces de rencontre et d’échange, de former de nouveaux interlocuteurs ou leaders aptes à organiser leur collectivité et à dépasser certains conflits. Dans cet esprit, l’accent est mis sur les dynamiques de mobilisation individuelles et collectives, dynamiques que les dispositifs institutionnalisés de participation pourraient aider. Pour décrire ces potentialités, les notions de « capacitation » (en France) et d’« activation » (en Allemagne) sont utilisées – ou, plus souvent encore, celle d’empowerment . Cette dernière notion, qui s’est diffusée dans le monde entier, peut être décrite comme un processus d’apprentissage des individus appartenant à des groupes défavorisés en vue d’une insertion sociale où il leur est possible de faire valoir leurs intérêts et de faire respecter leur culture.
Enfin, les dispositifs participatifs visent à transformer la culture civique des citoyens et à ce que ces derniers s’organisent et prennent en charge la vie collective. Ils cherchent ainsi à faire en sorte que les individus :
- 1/ intègrent une culture de propositions au lieu de se cantonner dans des rôles seulement revendicatifs ;
- 2/ se débarrassent des comportements de type nimby (not in my backyard) qui privilégient les attitudes de fermeture et l’esprit de clocher – autrement dit, les conduites visant à ne pas regarder plus loin que le bout de sa maison ou de son immeuble.
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Les limites de la participation démocratique
Depuis plusieurs décennies, les chercheurs en sciences sociales soulignent dans leurs écrits que la participation démocratique est le plus souvent décevante. Arrêtons-nous par exemple sur la question de qui participe. Les dispositifs de participation, qui sont destinés aux résidents, excluent de fait le plus souvent les populations travaillant dans le quartier. En outre, les observations des sociologues mettent en évidence que, en dehors des professionnels, les réunions (e.g. autour d’un projet de renouvellement urbain) ne sont souvent fréquentées que par quelques habitués, soucieux de mettre en avant leurs propres intérêts. Enfin, le politologue G. Hermet, à partir, entre autres, de l’exemple de Porto Alegre, s’interroge sur le risque de voir la démocratie participative « confisquée par des militants professionnels avec leur idéologie en bandoulière ».
Rui a judicieusement condensé dans une formule les diverses plaintes adressées aux instances de démocratie participative : « Pour les habitants comme pour les organisateurs, les exercices participatifs ne se dérouleraient ainsi jamais au bon moment, jamais sur le bon objet, jamais avec la bonne information, jamais dans la bonne forme, jamais avec la bonne finalité, jamais avec les bons interlocuteurs. » Ainsi, comme le rappelle Oblet, lorsque les habitants sont invités à donner leur point de vue très en amont d’un projet, ils s’irritent souvent du caractère abscons des débats et de la période trop longue entre le moment de la consultation et celui de l’action. En revanche, lorsqu’ils sont conviés en aval sur des points de détail d’un projet bouclé pour l’essentiel, les habitants s’estiment trompés et renvoyés au rang de simples cautions des décisions prises dans un autre cadre.
De fait, la plupart des dispositifs de démocratie participative déployés aujourd’hui en France placent les habitants auxquels ils s’adressent dans une position intenable, de type double bind ou « double contrainte », qui, in fine, justifie leur déconvenue et leur amertume, et alimente leurs suspicions envers ce type de dispositifs. On leur demande en effet de s’exprimer, mais, dès qu’ils prennent la parole, ils s’entendent dire qu’ils ne s’expriment pas de façon opportune. On les invite aussi à s’investir pour leur quartier, mais, dès qu’ils le font, ils se voient reprocher d’aborder des problèmes privés, et non des problèmes d’intérêt général.
Il est donc facilement compréhensible de voir que les différents dispositifs de démocratie participative ne parviennent pas à institutionnaliser durablement la participation des citoyens ordinaires. In fine, l’action publique apparaît comme davantage « bavarde » que démocratique.