Nous allons aborder une série de parties uniquement dédiées à la décolonisation du continent africain. En établissant les bases de cette décolonisation en Afrique à partir de 1945, nous poursuivrons dans une prochaine partie par les multiples formes que cette décolonisation a pu prendre pour terminer enfin sur l’année charnière : 1960 et les enjeux de l’après dépendance…

Introduction

Dans les années qui suivent la fin de la Seconde Guerre mondiale, la colonisation est mise en cause à la fois sur le plan international et dans les territoires dépendants.

Le conflit a accéléré le développement des revendications nationales en Afrique comme dans les autres parties du monde sous domination européenne. Comme pendant les années 1914-1918, les aléas de la guerre remettent en cause la suprématie des Blancs et contribuent à détériorer l’image de l’Europe. Nombreux furent aussi les Africains qui espérèrent une récompense de leur loyauté. Les populations coloniales, qui avaient participé à la guerre, étaient convaincues qu’on avait exigé d’elles des sacrifices pour combattre l’oppression au nom d’une liberté dont elles devaient bénéficier. En outre, les pays traditionnellement opposés à la colonisation, les États-Unis et l’URSS, sortaient renforcés du conflit alors que les métropoles étaient affaiblies. La victoire des Alliés engendrait donc de l’espoir. L’Organisation des Nations unies (ONU), née de la Seconde Guerre mondiale, est aussi intervenue dans le processus, encourageant l’émancipation et fournissant une tribune aux anticolonialistes. Dans ce contexte nouveau, les puissances coloniales ont tenté de s’adapter, usant de la réforme, de la négociation mais aussi de la répression.

Quelle était la situation de l’Afrique en 1945 ? En quoi le contexte de l’après-guerre favorisa-t-il l’émergence de revendications en Afrique ? Quelles furent ces revendications ? Comment les puissances coloniales y répondirent-elles ?

1. L’Afrique en 1945

La plus grande partie du continent africain est, en 1945, sous domination coloniale. Si certains territoires ont été colonisés précocement (l’Afrique du Sud dès le XVIIe siècle, l’Algérie à partir de 1830), la plupart des territoires sont passés sous souveraineté européenne autour de la fin du XIXe siècle. En 1945, la carte indique cinq pays indépendants : l’Égypte (depuis 1922), le Liberia (depuis 1945), l’Érythrée (mais ce territoire fait alors partie de l’Éthiopie avant de s’en séparer en 1993), l’Éthiopie (qui n’a jamais été colonisée hormis la parenthèse de l’occupation italienne entre 1935 et 1941), l’Union sud-africaine (qui est alors un dominion britannique et le restera jusqu’en 1961, date de sa pleine et entière indépendance). En dehors de l’Érythrée, ce sont les quatre pays africains signataires de la charte des Nations unies.

2. L’ONU

L’ONU était considérée par les colonisés comme ayant vocation à soutenir leurs revendications du fait de ses textes de référence (charte des Nations unies et Déclaration universelle des droits de l’homme) et du fait qu’elle exerçait une tutelle sur certaines colonies comme le Togo. L’ONU constitua une tribune dans laquelle les pays non-colonisateurs ou fraîchement décolonisés critiquèrent les colonisateurs.

Résolution 637 des Nations unies sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, 16 décembre 1952.

Cette résolution précise le devoir, pour les puissances coloniales, de préparer les territoires non autonomes « à l’autonomie complète ou à l’indépendance ». Elle s’explique par l’admission à l’ONU de colonies récemment parvenues à l’indépendance (Inde, Pakistan, Ceylan, Birmanie, Indonésie, Libye) et reflète la structuration de l’afro-asiatisme.

Résolution 1514 « sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux », 14 décembre 1960.

Cette résolution, prend acte pour s’en réjouir de la récente accession à l’indépendance de nombreux territoires, est beaucoup plus radicale car elle attaque directement le « colonialisme dans toutes ses manifestations ». En septembre, le secrétaire général de l’ONU, Dag Hammarskjöld, accueille solennellement les représentants de ces nouveaux États devant le siège de l’Organisation.

3. Les deux grands

Les États-Unis et l’URSS, qui s’imposent comme les puissances majeures au lendemain de la guerre, condamnent le colonialisme mais selon des arguments différents. Dans le contexte de la guerre froide, la question coloniale devient un sujet de rivalités entre l’Est et l’Ouest, comme en témoigne cette confrontation d’Eisenhower et Khrouchtchev à l’ONU en 1960.

On discernera dans ce compte rendu le double enjeu de cette assemblée de l’ONU : − l’admission à l’ONU des 14 nations africaines qui viennent d’accéder à l’indépendance, marque symbolique de leur souveraineté ; − la rivalité, qui se manifeste à la tribune de l’ONU, entre États-Unis et URSS, Eisenhower annonçant un « plan Marshall pour l’Afrique », Khrouchtchev dénonçant avec violence le « colonialisme ».

On éclairera cette intervention d’Eisenhower à la lumière de la stratégie du containment, qui a déjà justifié le plan Marshall pour l’Europe en 1947, l’objectif étant d’endiguer l’expansion du communisme. On explicitera également les ressorts idéologiques du discours de Khrouchtchev, dans la tradition de la dénonciation de « l’impérialisme, stade suprême du capitalisme ».

On observera pour finir que jusque dans les années 1950, les problèmes africains restent au second plan derrière ceux de l’Asie et que, hormis l’Indochine, la décolonisation n’a suscité aucune crise grave entre les deux blocs.

4. Du côté des métropoles : le cas français

Les années de guerre et celles qui suivent sont l’histoire d’un vaste malentendu entre colonisateurs et colonisés. Les Européens restent attachés à leurs empires, rempart de leur puissance en déclin. Ils concèdent à leurs colonies africaines des réformes de faible portée tout en ayant le sentiment de faire preuve d’une grande générosité. Mais les Africains veulent plus : ils franchissent le pas qui sépare l’espoir de progrès de la volonté d’obtenir un changement radical.

La célèbre conférence de Brazzaville illustre cette incompréhension et témoigne du fossé croissant entre colonisateurs et colonisés. Réunie dans la tradition des grandes conférences impériales, elle fut l’objet d’un mythe – comme la conférence de Berlin – qui lui a conféré une signification, un poids et une portée bien éloignés de la réalité.

Convoquée à l’initiative de de Gaulle avec comme mission de réfléchir à l’avenir de l’empire, elle est conçue et organisée par René Pleven, le commissaire aux Colonies de la France libre, et se tient du 30 janvier au 8 février 1944 dans la ville qui a été érigée en capitale de la France libre en 1941. Elle a un double but : affirmer la mainmise française sur son empire face aux manœuvres anticoloniales américaines ; témoigner que la participation des peuples colonisés dans la « libération nationale » serait prise en compte.

Outre de Gaulle (qui n’est resté que deux jours) et Félix Eboué, son hôte (Noir originaire de Guyane, il avait rallié la France libre dès août 1940 alors qu’il était gouverneur du Tchad, avant d’être nommé gouverneur général de l’AEF, premier Noir à occuper un poste aussi élevé dans l’administration coloniale française), la conférence réunit les gouverneurs et les grands administrateurs de l’Afrique française. Aucun Africain n’est invité à participer aux travaux. Les « évolués » peuvent seulement transmettre leurs revendications par le biais du gouverneur Eboué.

Le discours d’ouverture de Pleven rappelle simplement la « mission civilisatrice » de la France en Afrique :

« Nous continuerons simplement les grandes traditions coloniales de la France, celle des grands hommes à qui le pays doit son empire. […] Votre présence […] nous permet de faire de cette conférence africaine française ce que nous voulons en premier lieu qu’elle soit : l’affirmation de notre foi en la mission de la France en Afrique, de notre conviction que les Français portent en eux l’aptitude, la volonté de la force de la mener à bien, enfin, l’affirmation de notre volonté de prendre nous-mêmes et surtout sans les partager avec aucune institution anonyme, les immenses mais exaltantes responsabilités qui sont les nôtres, vis-à-vis des races qui vivent sous notre drapeau. »

Discours de de Gaulle à Brazzaville (janvier 1944)

Tout en justifiant la colonisation française en Afrique, de Gaulle évoque la perspective d’une « gestion de leurs propres affaires » par les Africains :

« En Afrique française, comme dans tous les autres territoires où des hommes vivent sous notre drapeau, il n’y aurait aucun progrès qui soit un progrès, si les hommes, sur leur terre natale, n’en profitaient pas moralement et matériellement, s’ils ne pouvaient s’élever peu à peu jusqu’au niveau où ils seront capables de participer chez eux à la gestion de leurs propres affaires. C’est le devoir de la France de faire en sorte qu’il en soit ainsi. Tel est le but vers lequel nous avons à nous diriger. Nous ne nous dissimulons pas la longueur des étapes. » Cette phrase est en partie à l’origine du mythe. En réalité, il n’était nullement question d’indépendance des colonies africaines. En effet, les réformes sociales prévues étaient importantes mais aucune place ne fut laissée au dialogue, et le préalable à la recommandation votée par la conférence excluait toute perspective d’indépendance ni même d’autonomie :

« Les fins de l’œuvre de civilisation accomplie par la France dans les colonies écartent toute idée d’autonomie, toute possibilité d’évolution hors du bloc français de l’empire : la constitution éventuelle, même lointaine, de self-government dans les colonies est à écarter. »

L’œuvre de la conférence fut diversement jugée. Pour les uns, elle représentait une volonté de nouveauté par rapport à l’immobilisme précédent et contenait un programme audacieux. Pour les autres, elle restait conservatrice, voire rétrograde, surtout en ce qui concerne le travail forcé et l’avenir politique des colonisés.

Considérée par la suite comme un tournant de la politique coloniale française, elle prit alors une signification mythique consacrée par de Gaulle, lorsqu’il commença sa tournée africaine en 1958 par la capitale du Congo.

La conférence de Brazzaville (janvier 1944)

« Et voici Brazzaville, Brazzaville qui arrêta la capitulation au nord de l’Équateur, Brazzaville, refuge pendant ces cruelles années de l’indépendance et de l’honneur français.

C’était bien ici que devait se réunir la conférence africaine. C’était bien ici que devaient se réunir les meilleurs serviteurs de la civilisation française en Afrique. Parce qu’ils étaient les serviteurs de cette civilisation, pour la première fois dans une conférence de ce genre, la primauté fut accordée non plus aux problèmes économiques mais aux problèmes humains.

Et enfin pour cette raison, déclara le général de Gaulle, ayant tiré du drame la leçon qu’il convient, la France nouvelle a décidé, pour ce qui la concerne et pour ce qui concerne tous ceux qui dépendent d’elle, de choisir noblement, largement des chemins nouveaux en même temps que pratiques vers le destin.

C’est l’homme, c’est l’Africain, devait résumer aussi le commissaire aux colonies René Pleven, ce sont ses aspirations, ses besoins, c’est l’Africain comme individu et membre de la société qui sera la préoccupation constante de la conférence. »

Ce compte rendu est révélateur de la manière dont la métropole envisage l’avenir de l’Afrique au sein de l’empire colonial français. Il insiste d’abord sur le choix de Brazzaville, symbole de l’attachement de la métropole à son empire. Il reprend des éléments des discours de de Gaulle et de Pleven au caractère paternaliste et excessivement flou. Enfin, de manière involontaire, par l’image, il illustre le fossé séparant les Blancs, présents à la conférence, des Noirs, cantonnés dans la rue.

De manière générale, en face de positions internationales favorables à la décolonisation, la France et le Royaume-Uni réforment leur empire. Cela se traduit par un changement de dénomination. En France, l’empire fait place à l’Union française, plus conforme aux idées développées dans le préambule de la Constitution de 1946 : « La France forme avec les peuples d’outre-mer une union fondée sur l’égalité des droits et des devoirs, sans distinction de race ni de religion. L’Union française est composée de nations et de peuples qui mettent en commun ou coordonnent leurs ressources et leurs efforts pour développer leurs civilisations respectives, accroître leur bien-être et assurer leur sécurité. Fidèle à sa mission traditionnelle, la France entend conduire les peuples dont elle a pris la charge à la liberté de s’administrer eux-mêmes et de gérer démocratiquement leurs propres affaires, écartant tout système de colonisation fondé sur l’arbitraire, elle garantit à tous l’égal accès aux fonctions publiques et l’exercice individuel ou collectif des droits et libertés proclamés ou confirmés ci-dessus. »

5. L’émergence du tiers-monde : la conférence de Bandung

La conférence de Bandung se tient du 18 au 25 avril 1955 en Indonésie. Le président Soekarno est l’hôte de 29 délégations venues d’Afrique, d’Asie et du Proche-Orient et qui ont toutes en commun d’appartenir à ce que le démographe français Alfred Sauvy a désigné en 1952 sous le terme de « tiers-monde ».

La carte est représentative de l’avancée du processus de décolonisation en 1955 : alors que l’Asie, très largement émancipée, fournit le gros des participants, seuls six États africains sont présents à Bandung.

Cette conférence est perçue par Senghor, alors envoyé officiel français et futur président du Sénégal, comme un « coup de tonnerre ». En effet, les États-Unis et l’URSS ont été tenus à l’écart des débats et c’est ce qui explique en partie la curiosité médiatique qui entoure l’événement. De plus, dans le communiqué final, ces pays appellent à la poursuite de la décolonisation en Afrique (dont certains pays encore colonisés sont invités en tant qu’observateurs) et à la non-ingérence des grandes puissances dans leurs affaires intérieures. Ils adoptent également le principe d’une coopération internationale pour aider au développement des pays les plus pauvres.

Mais au terme de cette conférence, utilisée comme vitrine internationale pour des pays comme la Chine (représentée par son ministre des Affaires étrangères Zhou Enlai), des divergences d’opinions apparaissent entre pays pro-occidentaux, communistes et neutralistes. Elles ne permettent pas aux délégations présentes d’affirmer une position claire et commune de non-alignement par rapport aux États-Unis et à l’URSS.

6. Mouvements anticolonialistes et nationalistes

En 1945, en Afrique subsaharienne, on ne remet pas fondamentalement en cause la tutelle de la France. Pourquoi ?

Les conditions même d’une prise de conscience nationale n’existent pas : elles n’étaient pas réunies avant la colonisation, et des identités nationales fortes n’ont pas eu le temps de se former durant la colonisation, à l’intérieur des découpages coloniaux.

C’est aussi un effet de la politique (ou du discours) d’assimilation culturelle de la France qui a encouragé parmi les élites davantage le désir d’égalité avec l’ensemble des citoyens français que celui du divorce. Autrement dit, il y a plus d’égalitarisme que d’indépendantisme, y compris chez un Senghor, ardent promoteur de la « négritude ». Parmi ces élites, nées avant ou pendant la Première Guerre mondiale et ayant vécu une colonisation tout à la fois assimilatrice et paternaliste, on peut citer Senghor (Sénégal), Houphouët-Boigny (Côte-d’Ivoire), Modibo Keïta (Soudan-Mali), Philibert Tsiranana (Madagascar), Léon M’Ba (Gabon). Cependant, de nouvelles générations de militants et de leaders africains apparaissent, plus radicaux, plus attentifs à l’évolution générale du monde, formés par le syndicalisme ou par les universités de la métropole. Mais ce n’est pas qu’affaire de génération : aux radicaux Sékou Touré ou Ruben Um Nyobé (leader de l’Union des populations du Cameroun [UPC]), nés dans les années 1910-1920, s’opposent des « modérés » qui comptent des hommes jeunes comme Hmadou Ahidjo (adversaire de l’UPC au Cameroun) ou David Dacko (Oubangui). Quoiqu’il en soit, au cours des années 1950, les modérés sont débordés par des éléments plus radicaux au sein des syndicats, des organisations étudiantes, des associations. Beaucoup, marxisés, critiquent ouvertement l’impérialisme français, invoquant la solidarité des colonisés, et bientôt l’indépendance immédiate.

En 1958, l’empire colonial français, rebaptisé depuis 1946 « Union française », reste l’objet d’un discours télévisuel à la gloire de l’œuvre réalisée par la France et qui passe entièrement sous silence l’émergence de ces mouvements contestataires.

L’Union française en 1958

Réalisé à la veille du référendum du 28 septembre 1958 pour le journal télévisé, ce montage dresse un panorama de la situation démographique, politique et économique de l’Union française et de sa population autochtone. À l’aide d’images d’illustration, il présente des grands travaux menés à Madagascar, en Afrique occidentale et orientale : aménagements des voies navigables, développement du réseau routier, exploitations des richesses du sous-sol, ouverture d’hôpitaux et d’écoles publiques.

Ce « chef-d’œuvre » de propagande coloniale s’inscrit dans une parfaite continuité avec l’entreprise de justification de la colonisation engagée notamment par Lyautey dans l’entre-deux-guerres…

Le commentaire multiplie les éloges de l’œuvre coloniale : « Poursuivant un effort entrepris depuis plus de cinquante ans, la France a obtenu dans cette Afrique noire […] des résultats qui la placent au tout premier rang des nations qui ont œuvré en faveur de pays incomplètement développés […]. C’est à la France qu’ils devront leur éducation civique, leur émancipation sociale, la pratique de la démocratie, et aussi cette promotion dans l’ordre des valeurs humaines qui a donné aux Africains cette joie de vivre, cette authentique élégance, ce rythme moderne d’activité… »

Par contre, le commentaire observe un silence total sur les intérêts de la métropole, les formes d’exploitation, l’émergence de mouvements contestataires, voire indépendantistes…