Dans un précédent article, nous vous avions parlé d’Anne Dufourmantelle, docteur en philosophie et psychanalyste. Dans son ouvrage « la défense du secret » elle nous livre ses définitions et étymologie du #secret…
Voici comment elle débute son ouvrage :
Mon premier est un trésor.
Mon second est un poison.
Mon troisième est le propre des dieux.
Mon quatrième est la nature du cosmos.
Mon cinquième peut être ce dont on hérite et que l’on lègue à son insu.
Mon sixième est la condition de la séduction.
Mon septième est l’adversaire de la transparence et l’allié de la vérité.
Mon huitième peut gâcher une existence.
Mon neuvième est ce qui permet l’exercice du pouvoir.
Mon dixième est synonyme de liberté.
Mon onzième est ce que l’on veut savoir.
Mon douzième peut être ce qu’il est sage de ne pas vouloir savoir.
Mon treizième est le garant de la vie.
Mon tout est…
1. Origines du secret
Dans son étymologie latine, le secret est une mise à l’écart. Du latin : segreda/secretus, « mis à part », « réservé ». Venu du sanskrit (kris) puis du grec (crisis), la nécessité du secret naîtrait de la séparation originaire des dieux et des hommes.
Le secret, le serment et le sacré ont tous trois rapports à l’ineffable, ils sont indéfectiblement liés dans la mémoire de la langue. Ces frontières qui séparent le divin et le profane, les morts et le vivant, le solaire et le nocturne, la parole et le silence, l’intime et les autres, règlent les communautés humaines. Le secret, lui, les abolit.
La chambre des secrets ou jardin secret laisse place à ce qui ne sera jamais divulgué, ni déchiffré : le mystère.
« Je vais te dire quelque chose que tu ne diras à personne… » La confidence est une invitation dans la zone la plus intime d’un être. Mais l’élection est aussi une mise à l’écart. En un sens, avec le secret on est toujours trois. Le gardien, le témoin, l’exclu – cette ternarité essentielle peut toujours s’embraser dans la jalousie ou la conquête du pouvoir. Mais avant même toute confidence, il y a cette parole cachée qui passe entre soi et soi. L’écho en nous de la voix intérieure, de la confession intime au rêve, fait son travail de germination jusqu’à créer ce qu’on appelle le jardin secret. Depuis l’enfance, cette immense réserve est source de création, de liberté et de joie. Mais pour toutes ces mêmes raisons, elle est mise sous séquestre.
De plus, l’époque l’a prise en grippe. Nous détourner des moments d’intimité avec soi semble être de mise : le silence remplacé par le bruit, bavardages à peu près continus, omniprésence des écrans qui captent les regards ; presque toute notre sensorialité est mobilisée. Des registres de la prière à ceux, profanes, de l’écoute de la voix intérieure, de la contemplation aux scénographies intérieures du fantasme, de la rêverie nonchalante à l’ennui, de l’écriture de la lettre au temps étiré de l’attente, les voies du secret donnent accès à un horizon d’immanence illimité.
2. Les typologies du secret
Des manigances cachées des dieux au « secret défense », de la confidence érotique à la dissimulation d’un crime, la vérité sème ses silences à même l’existence. Quelle est la nécessité de la tenir à l’écart, de la réserver, et de faire usage de cette élection à des fins de pouvoir, d’amour, d’initiation ?
Notre lexique fait état de secrets très divers. Dans l’esprit, ils vont de la rêverie érotique aux pensées, des sentiments aux sensations. Dans les affaires, ils participent aux rétrocommissions, aux transactions inavouables. Pour ce qui est des objets, on les retrouve dans les mécanismes de serrures, les portes dérobées, les escaliers invisibles, les galeries insoupçonnables. Dans le registre initiatique des rituels, ils sont prières, observances, écrits sacrés. Cette constellation du secret tendrait à le ramener en dernier lieu à l’avoir alors qu’il est fondamentalement du côté de l’être.
3. Étymologie
La chrétienté a construit, entre le sacré et le profane, un lieu où l’un et l’autre ne seraient pas disjoints, où « notre cœur mis à nu » serait lisible à Dieu. L’espace de cette intimité où se réfléchit le divin admet d’autres frontières intangibles que celles qui régissent la vie sociale car elles ouvrent sur un jardin sacré.
Dans les annonciations de Fra Angelico, secrète est la clôture qui sépare le jardin de l’espace où l’ange Gabriel parle à Marie. Secret est le chemin qu’emprunte Virgile dans la forêt sauvage de l’Enfer de Dante. Secrète est la connaissance promise à celui seul qui est initié. Secret est ce qui, retranché à la vue, n’apparaît que de biais : le crâne de l’anamorphose, le prénom aimé que chantent les notes d’une partition, le sceau d’une alliance qui engage deux êtres à l’exception des autres. Secret est le motif d’un serment, et, à ce titre, pouvant être trahi.
Dans l’Ancien Testament, il habite le livre d’Esther (son nom signifie secret). Il relie la notion juridique médiévale de « for » (le for interne, devenu le for intérieur) à la voix du poète et du troubadour, au chant spirituel et au sujet en quête de connaissance. Pour les romantiques, il sera le miroir de l’âme, elle-même reflétant le monde. Au XXe siècle, c’est un inconscient « structuré comme un bagage » qui vient sceller l’expression de cette intériorité. Sur les décombres des deux guerres ont émergé les technologies de la surveillance : les discours médiatiques, les supports numériques. La tyrannie du droit de savoir allant de pair avec le ressentiment qu’éprouve le collectif à se sentir trompé.
4. Quand le terme « secret » apparaît-il ?
Quand le mot segreda/secretus apparaît dans les textes du Moyen Âge autour du XIIe siècle, il qualifie d’abord la séparation des bons et des mauvais grains d’une récolte, et, par extension, toute forme de mise à l’écart : lieux d’aisances, tiroirs cachés, missives. À partir de là, ces pans de la vie dérobée deviennent ce qui, dans le corps, se dérobe. S’érotise. Le secret de la dame est l’intimité de son « baiser » au chevalier. Du « voir » au toucher, le secret appartient à ce qui, dans le désir, doit rester caché. Mais il se spiritualise tout autant. Il qualifie le divin, et plus encore le serment et le sacré qui concourent à sa primauté à travers la langue (sacramentum). Le silence partagé du mystique avec Dieu lui appartient.
Le secret n’est pas l’énigme ni le mystère vers lequel, pourtant, il fait signe. Énigme et mystère relèvent davantage du latin occulta que de la mise à part du segreda. L’énigme est une connaissance non encore dévoilée par la science ou l’expérience. Quant au mystère, n’est-il pas ce chiffre clé qui ne cesse de relancer plus loin son infracturable permanence ?
En remontant plus loin que segreda/sacramentum, on trouve la crisis grecque et le kris du sanskrit indo-européen. Ces étymologies en abîmes soulèvent des interrogations : ce qui fonde le secret est-il quelque chose de mondain ou une réalité invisible, ineffable ? Le secret est-il déjà une figure de l’intériorité humaine, comme elle l’est devenue pour nous ou est-ce la nature du monde d’être « secret » ?
Pour les Grecs, le secret n’est autre que l’être du monde même, ce à quoi Heidegger reviendra dans sa conception de la vérité. À la fin d’Œdipe à Colone, il est à nouveau question d’un secret confié à Thésée par Œdipe, et qui ne peut et ne doit être divulgué à quiconque, pas même à sa fille bien-aimée Antigone. Ce secret est le lieu (et la formule) de sa mort. Punctum qui représente ce « dernier » secret sur lequel achoppe toute vie humaine.
Dans son séminaire sur l’hospitalité, Derrida interroge ce lieu de la mort d’Œdipe, qui ne doit pas être divulgué. Le secret comme « moment de la parole », c’est la relation qui unit Œdipe à Thésée mais aussi, dans la mesure où ses filles ne doivent pas savoir où Œdipe va mourir, l’imprononçable d’un espace inviolable et sacré. La tragédie de Sophocle est véritablement « clairvoyante », quand elle nous désigne comme contenu du secret, comme objet d’emprise possible et de pourvoir ; le lieu de la mort elle-même, c’est-à-dire précisément ce qui échappe à toute emprise, à tout pouvoir.
Dans la Genèse, l’homme, puni d’avoir mangé l’arbre de la connaissance, est entré dans la finitude. Chez les Hébreux, tout savoir est un secret dont la transmission assure la pérennité et la valeur. Il y a une éthique et une responsabilité de ce qui doit rester « caché » (tel le nom de Dieu, imprononçable) qui engage les êtres dans l’aventure de la connaissance mais aussi du renoncement libérateur à tout savoir. Car cette totalité n’appartient qu’à Dieu.
La tradition herméneutique et talmudique hébraïque atteste de la force créatrice et nominative de ce qui doit rester dérobé. On trouve, dans le texte biblique, l’image d’un double voile qui, dans le temple, sépare le « saint » du « saint des saints ». Ce voile délimite, pour l’homme du commun, un espace inaccessible, un lieu qu’il doit préserver. Ce voile s’intériorise, dans la tradition chrétienne, dans le for intérieur inviolable. En se disant marranes, les juifs persécutés poursuivaient en secret l’héritage de leur peuple. Cette élection silencieuse n’était pas communicable au grand jour, sous peine de mort. Certains rituels même ont dû organiser les moyens de leur perpétuation et de leur résistance, en fondant leur transmission sur le secret.
5. Le secret chez les philosophes
Quand un mot apparaît, un monde naît avec lui. C’est dans la chrétienté médiévale que sera pensée la figure du secret non plus comme ordre du monde mais comme intériorité d’un sujet. Le for intérieur était ce lieu du cœur que seul Dieu pouvait connaître.
Même durant l’Inquisition, et sous la torture, toute personne pouvait invoquer ce secret inviolable du for intérieur, qui ne regarde que Dieu. C’est une révolution qui peu à peu va faire de l’« intime » une valeur et du sujet, un être appartenant d’abord à lui-même avant d’être une part du monde. Cette lignée philosophique qui va d’Augustin à Abélard, de Duns Scot et Pascal à Kierkegaard, a cherché la singularité dans un rapport à l’autre et non plus dans l’immatérialité de l’être. Ainsi dans le roman médiéval, le secret est une clé du ressort dramatique. Il est envisagé pour sa fonction cathartique. Écrire ce qui doit en principe être tu, révéler le caché à la connaissance de tous, décide d’une forme de transgression sociale. Briser les secrets, c’est espionner l’interdit. À partir du XIIe siècle, la contradiction viendra ultérieurement, entre le for intérieur (une zone exempte de toute juridiction, placée sous le seul regard de Dieu) et, d’autre part, le développement de la pratique judiciaire qui suppose la possibilité de forcer un témoignage ou d’engager sa parole sous le sceau de la vérité. Par exemple : sous quelles conditions pouvait-on demander la levée du secret de la confession ? Autant de questions touchant, fondamentalement, à la question de l’autonomie de l’individu, entre rébellion et obéissance.
Du clandestin à l’intime, de l’inaccessible au révélé, du complot au dévoilement public, le secret est devenu une clé de l’identité individuelle là où, dans les sociétés helléniques et romaines, il était l’apanage des dieux et des législateurs et ne reflétait, au fond, qu’un ordre du monde immuable.
Un autre mot exprime, toujours au tournant du XIIe siècle, l’idée de secret : occulter, du latin occullere (de ob/colère qui signifie contre/vénérer, cultiver). Il y a en ce sens une distinction fondamentale entre le secret qui se rattache au secretum et le secret qui se rattache aux occulta. Le secretum fait référence à un savoir humain qui doit ou peut être dissimulé. Il concerne tout à la fois le monde intérieur et les stratégies que le politique construit vis-à-vis du contrôle de l’information et de la protection de la confidentialité que propose une société à ses citoyens. Les occulta désigne plutôt les choses cachées ayant trait au divin et aux quêtes initiatiques. C’est en un sens toute la question de la séparation entre sacré et profane qui est ici posée, dans une vision de la vérité comme « retranchement ».
L’idée d’une vérité sacrée, occultée, à laquelle seul un trajet initiatique donnerait accès ne permet pas de percevoir sa dimension de devenir. Ce qui est occulté est saisi dans une intemporalité figée. Pour l’éternité, cela est caché. Or il y a dans le secret un devenir.
Comme dans tout processus vivant, ce devenir est une chrysalide qui dans sa temporalité propre intègre de l’altérité au cœur du même. Prenons l’intériorité subjective, la camera obscura d’un être. Le secret qu’il garde (par exemple une révélation sur une adoption) ne reste pas figé pour toujours, il évolue en même temps que le sujet qui le garde. Cette spirale par laquelle un être, en repassant par les mêmes expériences, les mêmes traumas, se libère et se délivre dans sa propre histoire, cette spirale est une dynamique.
Pourtant, c’est bien cela qu’on veut souvent posséder chez un être : son secret. On voudrait capter ce qui échappera toujours. Pour deux raisons : parce qu’il n’est pas, dans son essence, captable et parce qu’il est le noyau insécable du devenir d’un être, sa motricité interne. Tout secret est un devenir. Est secret ce qui se fait soi-même secret.
Source Anne Dufourmantelle : la défense du secret