Lié au thème du secret, ce sujet peut dérouter tant la réponse peut sembler être, à l’évidence, positive. Si la politique est l’art de gouverner les hommes, comment cela pourrait-il se faire sans une certaine dose de confiance et donc de véracité, voire, comme on l’entend très souvent aujourd’hui, de transparence? Les hommes politiques n’ont-ils pas un devoir d’honnêteté à l’égard de leurs concitoyens qui les ont élus et qu’ils ne font que représenter? #secret

il ne s’agit ici que de pistes de réflexion et non d’une copie type. D’autres approches, d’autres thèses et arguments sont possibles. 

Introduction

Chaque élection, chaque affaire politique (pensons à l’affaire Karachi récemment, ou à Mazarine il y 20 ans) renvoie systématiquement à la place du secret dans l’espace public, auquel on oppose toujours la transparence ou l’exigence de vérité, devenue la vertu politique absolue. Finalement exigence de vérité et politique ne sont pas incompatible lorsqu’elle consiste à demander aux représentants de rendre des compte.

L’exercice du pouvoir politique a pour but, l’un de ses buts au moins, l’instauration et la préservation d’une société ordonnée, stable, si possible juste. Dès lors, la recherche de cette stabilité n’implique-t-elle pas qu’il faille parfois ne pas tout dire pour préserver l’ordre social? Nous savons qu’il est nécessaire qu’il y ait parfois des secrets d’État, dans certains domaines (la diplomatie, la sécurité intérieure, la défense par exemple…). Nous savons et nous comprenons que l’État ne puisse pas tout dire aux citoyens, ne puisse pas agir en totale transparence. Et pourtant c’est bien à une exigence, une revendication citoyenne de vérité que de tels secrets se trouvent souvent confrontés lorsque l’on en demande par exemple la levée.

Plutôt que de s’engager sur le terrain du «discours de vérité» dont les responsables politiques seraient trop éloignés selon l’opinion commune, il est plus pertinent de s’interroger sur la signification profonde de la notion de vérité, et de voir en quoi elle peut s’appliquer ou non en politique. Car si l’on peut parler d’exigence de vérité, c’est bien qu’il y aurait là un commandement. De quelle nature celui-ci peut-il être? Moral ? Éthique ? Civique ?….

La politique et les hommes politiques sont donc soumis comme nous tous à une exigence, un devoir de vérité mais il faut aussi reconnaître qu’il peut y avoir une exception dans ce domaine tout particulier qu’est la gouvernance des hommes et la politique des gouvernements.

Partie I. La politique ne peut pas faire exception à l’exigence de vérité.

Le concept de vérité revêt des sens assez différents selon les champs auxquels il s’applique.

En effet, le concept de vérité revêt des sens assez différents selon les champs auxquels il s’applique. Il importe donc de procéder à une «séparation des ordres», pour reprendre l’expression de Pascal, en commençant par le domaine où la notion de vérité est la moins ambigüe et la plus absolue, à savoir les mathématiques.

En effet, dans cette discipline, la vérité c’est l’évidence, ou plutôt la tautologie. Une proposition est vraie si on peut la déduire logiquement d’un ensemble d’axiomes considérés comme fondamentaux. Ainsi, chaque proposition mathématique est soit vraie, soit fausse (soit indécidable pour les puristes), sans qu’intervienne à aucun moment un jugement subjectif.

Les choses se compliquent dès que l’on aborde le champ des sciences expérimentales. En effet, pour reprendre un exemple bien connu, la mécanique newtonienne, basée sur la force de gravitation, était tenue pour vraie pendant des siècles avant qu’Einstein, avec la relativité générale, ne décrive un monde où n’existe pas de force de gravitation. La prudence devrait nous conduire à dire qu’il n’y a pas de raison que cette dernière théorie ne soit à son tour renversée par une nouvelle plus générale.

Toutefois, indépendamment de ces revirements des théories scientifiques au cours du temps, on peut considérer que le véritable juge de paix, ce sont les prédictions d’observations. En ce sens, on peut dire que la science est cumulative et qu’il y a bien progrès entre Newton et Einstein puisque la théorie du dernier permet de mieux prédire les observations que celle du premier. Cela suppose que l’expérience puisse être répétable et reproductible, ce qui est plus difficile à respecter à mesure que la science s’intéresse à des systèmes complexes, en biologie notamment.

Qu’en est-il de la politique? La politique étant l’art de faire des choix, elle ne saurait relever de l’ordre de l’évidence comme les mathématiques, ni même de l’ordre du falsifiable ou du plausible, qui s’appliquent plutôt à l’évaluation des politiques publiques (que l’on peut classer dans le champ des sciences sociales) qu’à la définition d’objectifs politiques en tant que tel.

Le propre de la politique, c’est le contestable. Un énoncé ne peut être qualifié de politique que si l’on admet qu’une personne de bonne foi peut y trouver motif à désaccord. Le responsable politique ne peut donc pas prétendre apporter une vérité objective, il peut, en revanche, donner un éclairage au monde, le rendre intelligible, lui donner du sens. L’intelligible plutôt que le vrai: le matériau de base du politique reste la réalité, comme pour le scientifique, mais une réalité beaucoup plus complexe et diffuse qu’il s’agit de simplifier dans ses traits les plus significatifs. Si cette mise en ordre du chaos du monde est bien entendu subjective, elle peut être plus ou moins persuasive, en fonction du système de valeurs de chaque individu (qui relève pour le coup assez largement de l’indiscutable).

On pouvait dans un premier moment explorer l’idée que la politique ne peut pas faire exception à l’exigence de vérité. Cette exigence désigne en effet d’abord le devoir de chercher, de connaître la vérité. Or, à ce titre, la politique peut être considérée comme une science. S’il s’agit de gouverner les hommes, de réguler la société, encore faut-il en avoir une certaine connaissance pour pouvoir en assurer le gouvernement. On peut donc considérer que la politique est plus une science qu’un art et donc qu’elle doit reposer sur une connaissance de la réalité qu’elle gouverne. L’exigence de vérité est à ce titre donc un devoir de savoir. C’est notamment la conception du politique que l’on va retrouver dans  de Platon, qui considère qu’il existe une science de la direction des hommes.

Mais l’exigence de vérité est aussi une exigence de dire la vérité. Les hommes politiques ont le devoir de dire la vérité à leurs concitoyens, dans la mesure où ils ont été élus pour les représenter. Le contrat qui est à la base de la politique, de l’émergence d’une communauté politique, suppose, par sa nature même de contrat, une relation de confiance entre les contractants. Cette relation de confiance n’est possible que dans la mesure où les parties en présence font preuve d’honnêteté et de véracité. La politique ne peut donc pas faire exception au devoir de véracité (voir sur ce point le  de Rousseau). D’une manière générale, on voit mal d’ailleurs comment la politique ou les politiques pourraient échapper à cette exigence morale absolue qu’est le devoir de véracité. On peut citer à ce propos la position de Kant sur la question du mensonge dans , où il explique qu’on ne peut admettre d’exception au devoir de ne pas mentir.

Donc il n’y a fondamentalement aucune raison d’accorder à la politique le droit de faire exception à l’exigence de vérité. Mais la politique, par opposition à la morale notamment, se caractérise par le fait qu’elle ne repose pas seulement sur des principes. Elle a aussi un but, concret. Celui-ci est de permettre à la société de fonctionner, d’être organisée, stable, juste… Dès lors, ne peut-on, ne doit-on pas même parfois faire fi du devoir de vérité au nom de l’ordre et de la stabilité des États?

Partie II. Des exceptions au devoir de vérité, dans certaines circonstances.

On pouvait explorer dans cette partie la piste selon laquelle il peut y avoir des exceptions au devoir de vérité dans certaines circonstances.

Comme on l’a dit dans l’introduction, nous savons et nous comprenons qu’il est nécessaire dans certains domaines de maintenir une part de secret. Les actions de sécurité (lutte anti-terroriste), de défense, de diplomatie, ne peuvent fonctionner convenablement si elles sont menées en totale transparence avec l’opinion publique. On reconnaît donc des exceptions à l’exigence de vérité dans certains domaines, à certaines conditions (temps de prescription par exemple) afin de rendre plus efficace l’action de l’Etat dans les domaines où une dose de secret est nécessaire. De la même manière, d’ailleurs, on peut comprendre ou en tous cas poser la question de savoir si les hommes politiques sont soumis aux mêmes exigences de transparence que les citoyens. Doivent-ils tout dire de leurs revenus, leur santé, leur patrimoine? Ne peuvent-ils pas être protégés par leur fonction?

Malheureusement, la mauvaise foi qui gangrène le débat politique, en particulier dans notre pays, permet difficilement de le poser en ces termes et de faire apparaître, derrière les désaccords légitimes, des systèmes de valeur différents à partir d’un réel commun. Ce n’est pas faire preuve de faiblesse que de considérer que l’opinion d’un adversaire politique est respectable, c’est au contraire un révélateur de la solidité de ses propres convictions.

L’enjeu en effet est la stabilité de l’État. Demander aux politiques de tout dire et d’agir en toute transparence, cela reviendrait à mettre en danger la stabilité et la pérennité de l’État. C’est ce qui conduit Machiavel dans  à reconnaître au prince un droit de ne pas tenir ses promesses s’il s’avère que les circonstances ne s’y prêtent plus. La fin justifiant les moyens, et la fin étant la stabilité des Etats, il est inévitable que les politiques ne se plient pas totalement au devoir de vérité. La politique ne relève pas de la morale…

C’est également pour préserver l’ordre que l’on peut faire exception au devoir de vérité. Dévoiler la vérité sur les ficelles de l’exercice du pouvoir, n’est-ce pas mettre en jeu son efficacité et sa capacité à maintenir l’ordre ou la paix civile? Les citoyens seraient-ils d’ailleurs en mesure de comprendre la vérité qui leur serait dévoilée? Existe-t-il seulement « une » vérité dans le domaine politique où les choses sont soumises aux variations des époques et des lieux. Ainsi, dans ses , Pascal montre comment il faut maintenir la supercherie qui fait passer pour juste un droit qui n’est rien d’autre que le reflet des mœurs et des coutumes. Mais l’illusion dans laquelle sont les hommes que le droit est juste est ce qui permet à celui-ci de maintenir son rôle et de préserver la paix civile. Et comme les hommes sont incapables de connaître la vraie justice, on a tout à gagner à les laisser croire que le droit est juste car si on leur révélait qu’il ne l’est pas, s’ils se mettaient en tête d’en chercher le réel fondement, ils finiraient par ne plus y obéir du tout et les États sombreraient dans le chaos.

Donc on ne peut éviter ni contester la possibilité du politique de faire parfois exception au devoir de vérité pour atteindre ses objectifs. Mais l’exigence de vérité est double. Ce n’est pas seulement celle du politique envers lui-même (qui se doit de dire la vérité) mais c’est aussi le commandement qui lui vient du peuple, de l’opinion, des citoyens. Si les politiques peuvent avoir de petits arrangements avec la vérité, les citoyens ne doivent-ils pas, eux, garder une constante vigilance?

Partie III. L’exigence de vérité consiste ici à demander aux représentants de rendre des compte.

On pouvait ici explorer l’idée que le politique ne peut pas échapper à l’exigence de vérité car même si les hommes politiques peuvent s’autoriser quelques écarts, les citoyens se doivent eux de garder un droit de regard. Dans une démocratie représentative, le pouvoir est exercé par des élus, des représentants qui choisissent, décident, en notre nom. Le citoyen a donc, comme le dit par exemple Spinoza dans le , un devoir de vérité, c’est-à-dire un devoir de critique envers le souverain lorsqu’il prend des décisions qu’il juge injustes ou mauvaises (même si cette critique bienveillante n’empêche pas l’obéissance).

Ce devoir de critique peut aussi devenir un devoir de contrôle chez d’autres penseurs. L’exigence de vérité consiste ici à demander aux représentants de rendre des compte : s’il y a une sorte de transfert de volonté dans la représentation, encore faut-il s’assurer que celle-ci soit conforme à ce que le peuple veut. Ainsi, le citoyen peut-il exiger une pleine transparence du politique sur son action afin de s’assurer de sa conformité avec la volonté des citoyens. C’est notamment ce que l’on trouve chez Benjamin Constant ().

C’est aussi le moyen de se protéger contre les abus de pouvoir. Comme le dit Montesquieu, le risque est que quiconque est doté d’un pouvoir va avoir tendance à en abuser. La fonction du citoyen est donc aussi de s’assurer que le pouvoir n’est pas utilisé abusivement, s’assurer par exemple que derrière le secret d’État ne se cache pas des actions peu avouables…

Conclusion.

Ainsi, la politique ne doit pas échapper à l’exigence de vérité. Ce n’est pas tant une exigence absolue dans sa pratique – car si en théorie il n’y a pas de raison que la politique échappe à la morale, en pratique, pour l’efficacité de l’action politique, il est inévitable et légitime que l’on s’autorise quelques petits arrangements avec la vérité. Mais l’exigence de vérité, c’est d’abord celle des citoyens à l’égard des politiques, et le devoir qui est le leur de veiller au bon usage du pouvoir qu’ils leur confient.