Nous avions déjà fait un article sur l’importance du sens donné aux mots dans une dissertation, en voici un nouvel exemple avec l’emploi de ces deux notions du thème du concours IEP 2021…Pourquoi et quand employer l’un plutôt que l’autre… Révoltes ou révolutions ? Que couvrent ces notions ? Voici quelques pistes pour comprendre…
1. RÉVOLTE
Dans l’utopie antique de la cité heureuse, les statuts des personnes et les règles de vie résultent d’un consentement unanime, sans attente de changements qui nuiraient à l’équilibre des institutions et à l’harmonie sociale. Les hommes sont inégaux et il faut traiter chacun selon sa juste fonction ; lorsque des citoyens devenus trop nombreux ne trouvent plus leur place et nuisent à la stabilité sociale, il est opportun que ces insatisfaits quittent la communauté plutôt que de basculer dans des querelles qui mettraient en péril la survie de la cité, qu’ils choisissent l’exil et s’en aillent fonder une autre colonie sur un rivage éloigné. Cette version idéalisée aurait, disait-on, épargné les guerres civiles de la Grèce ancienne, justifié les fondations de villes neuves médiévales, ou maintenu la paix religieuse dans l’Angleterre moderne qui embarquait ses dissidents pour le Nouveau Monde. En fait, les historiens révèlent qu’aucune société n’a ignoré les rencontres violentes de groupes sociaux. Un jour arrive où le jeu du droit et des institutions ne parvient plus à contenir les indignations et refus qui trouvent alors leur exutoire dans un recours collectif aux armes. Voici donc la définition de la révolte, c’est l’interruption par la force du cours normal, apaisé, régulé des rapports sociaux dans une communauté d’habitat. Les responsables des sociétés traditionnelles en connaissaient bien les menaces et les limites. En toute époque, les textes de droit pénal en répertoriaient l’occurrence. Le « bon gouvernement » d’un prince préviendrait leur survenance en écoutant les plaintes, en rendant la justice et en veillant à l’approvisionnement des villes ; en frappant rapidement et sans merci les fauteurs de désordre, ajoutait Machiavel.
2 métaphores de la révolte
« Une absurdité fugace »
De nombreuses métaphores classiques décrivaient les dangers des violences populaires, comparant leur soudaineté et leurs brutalités aveugles aux ravages d’un incendie ou d’une tempête sur la mer. La colère collective couve, s’enflamme, éclate, détruit sur son passage, mais bientôt elle peut être étouffée et éteinte. Irritable, brusque et terrible, elle a le caractère des passions, comme le suggère le vieux terme d’« émotion populaire » si fréquent dans les annales des XVIe et XVIIe siècles ; elle en aussi la futilité et la fugacité. Ceux qui s’y laissent emporter en subissent bientôt les déceptions ou les répressions, car la révolte est regardée par la sagesse politique comme folle et suicidaire. Selon une image antique, la société étant assimilée à un corps vivant, la révolte devient un mouvement absurde, comme si les pieds refusaient d’obéir à la tête, la bouche de nourrir l’estomac, ou comme le serpent qui se mordrait la queue.
« Un rejet de la justice »
Toute révolte résulte d’un supposé déni de justice, d’une défaillance des magistrats de la cité ou du souverain qui ont la charge, selon des coutumes ou des lois, de régler les conflits privés ou publics. Leur accusation d’incapacité de juger et punir les crimes, de maintenir l’équité des marchés ou des levées de taxes, d’observer les bonnes coutumes, justifie la colère d’une prise d’armes, réaction d’autodéfense plus que projet de subversion. Les vagues insurrectionnelles mal connues qui aux IVe et Ve siècles combattaient dans des provinces périphériques de l’Empire romain étaient-elles des milices de villageois ou des bandes de gardes de grands domaines ? Les épisodes de violences attribués aux circumcellions dans les territoires d’Afrique du Nord ou aux Bagaudes en Gaule étaient en leur temps confondus sous l’appellation générique de brigandage, qui les rejetait dans la banalité criminelle et effaçait leur identité politique ; leur longue durée pouvait cependant signifier le rejet de la lointaine autorité de l’Empire, ses taxes, ses émissaires, ses profiteurs.
Archétypes de la révolte
Au long des siècles médiévaux et modernes se répétaient certains drames sociaux qui prennent figure de modèles : soient des pillages des grains dans les mois de cherté, des émeutes contre les agents des diverses instances fiscales, des saccages des bureaux de recettes et brûlements de leurs archives, des contrebandes entre des sites de fiscalités inégales, des résistances armées aux logements et ravages de gens de guerre, des affrontements de factions autour des institutions urbaines, etc. Ces épisodes avaient leurs rites et leurs lieux. En effet, chaque société possède sa topographie symbolique où s’exercent les pouvoirs et leurs éventuelles contestations : hôtel de ville, champ de foire ou de fêtes, place d’église, halle, maisons de notables. Les habitants connaissent la signification grave de tels rendez-vous, lieux des nouvelles, signaux d’alarme collective. Au XXe siècle a pu être écrite une technique du coup d’État : saisie des édifices politiques, contrôle des forces de police, maîtrise des moyens de la communication. Chaque moment d’histoire a ces sortes de repères ; le cardinal de Retz dans La Conjuration de Fiesque (1639) en avait déjà suggéré des étapes : dans une ville de Gênes devenue intemporelle, les révoltés gagnaient par menace ou corruption la milice de la ville, s’emparaient des portes fortifiées, du château et des vaisseaux du port, ils faisaient entendre leurs mots d’ordre « en plusieurs alarmes à la fois en des lieux éloignés » pour mieux semer l’épouvante et la confusion et obliger les notables à s’enfermer dans leurs demeures, enfin ils mettaient à mort les détenteurs du pouvoir.
De tels épisodes violents venaient parfois à se multiplier en des moments de crise comme la persistance d’années de guerre, une suite de mauvaises récoltes, la contemporanéité de guerres civiles, conflits religieux ou querelles de succession. Ils sembleraient alors s’inscrire dans des chroniques nationales qui ont leurs dates précises et leurs contextes politiques particuliers. En fait, les éclats de violences populaires ne sont pas irrévocablement liés à ces événements, à leur périodisation historique, ils n’appartiennent qu’à leur décor structurel. Les retours incessants des violences sporadiques permettent de les détacher de leur instant politique et de comprendre leur banalité de scenarios pluriséculaires.
Traces des révoltes dans l’histoire
L’accès de ces types de révoltes au statut d’événement mémorable, leur entrée dans un récit d’histoire dépend de leur bon ou mauvais succès, ou plus exactement de leur retentissement sur leur époque. Ainsi, le grand soulèvement populaire anglais de 1381, appelé plus tard « Peasants’ Revolt », est certes resté célèbre pour son invasion de Londres et pour les meurtres de nombreux dignitaires, mais aussi parce qu’il jalonnait effectivement une étape de la croissance encore incertaine des pouvoirs fiscaux de la couronne. De même, l’histoire a retenu à juste titre la vague de prises d’armes de troupes paysannes dans les territoires occidentaux de l’Allemagne en 1525, qui coïncidait avec la naissance du luthéranisme ; elle faisait apparaître les virtualités d’une paysannerie autonome et, en même temps, la puissance des princes obligés d’intervenir dans la répression, quelle que fût leur conviction religieuse. En exemples contraires, les plus vastes soulèvements populaires de la France des XVIe et XVIIe siècles, où ils se comptent par centaines, ne sont généralement pas mentionnés dans l’historiographie classique, parce qu’ils n’ont pas réussi à entraver le cours des grands desseins politiques contemporains.
C’est le cas de la révolte des provinces aquitaines en 1548 contre l’extension de la gabelle du sel, qui est oubliée puisqu’elle n’a pas vraiment dérangé Henri II de ses campagnes militaires au-delà des Alpes. La révolte de nu-pieds en Basse-Normandie en 1639, pour un motif analogue de contestation de la gabelle, est citée dans les annales institutionnelles parce que le chancelier Séguier choisit d’en organiser lui-même la répression sur les lieux. La révolte des campagnes de Bretagne intérieure contre la création du papier timbré en 1675 est connue encore aujourd’hui, du fait de sa confusion par la postérité avec le sentiment identitaire breton. Les révoltes cosaques venant le plus souvent de la basse Volga ont leur place dans l’histoire russe parce qu’elles ont réussi à monter vers Moscou et à réellement menacer le pouvoir central. Enfin, dans la France de 1793, l’immense insurrection contre-révolutionnaire de l’Ouest est entrée dans l’histoire parce qu’elle a joué évidemment un rôle politique d’envergure nationale et parce que sa répression de masse l’a inscrite dans les annales de la barbarie d’État.
Donc, révoltes ou révolutions…
L’image d’un épisode de révolte dans la postérité vient à changer du tout au tout si la médiocre émeute originelle a pu s’étendre, durer et emporter la victoire. Ainsi, des désordres classiques des années de cherté en 1566 allaient à terme engendrer la sécession des provinces du nord des Pays-Bas. En 1648, le royaume de Naples fut secoué par une révolte sanglante qui sembla menacer la puissance espagnole en Méditerranée. Or, aux premiers jours, il ne s’agissait que d’échauffourées pour le prix des légumes sur les places de marché. L’imprévoyance du vice-roi, la retraite des soldats s’enfermant dans les citadelles laissèrent la ville aux mains d’insurgés improvisés. Du fait de la vacance du pouvoir, la banale doléance antifiscale put s’enrichir, de semaine en semaine, des revendications de chaque corps et communautés, elle se transforma au cours de l’été en une véritable guerre civile et aboutit plus tard à la proclamation de projets de renversement politique.
À Boston, en 1774, une petite foule s’en prenait aux collecteurs des taxes de menues denrées ; cette anecdote banale était la première d’une suite d’affrontements entre des troupes de mécontents et les collecteurs d’impôts et soldats de l’autorité britannique, situations courantes et même insignifiantes, qui ne prendraient leur sens provocateur que dans les circonstances polémiques exceptionnelles des colonies d’Amérique du Nord.
La valeur politique du mot « révolution » s’était accréditée sous la plume des historiens gazetiers au cours du XVIIe siècle. Il suggérait une collection de troubles et de vicissitudes événementielles dans le destin d’une nation ; les « révolutions » de tel ou tel royaume racontaient les hasards des guerres et des successions royales dans ce pays particulier. Le mot ne supposait pas nécessairement le complet renversement d’un système politique. La guerre civile anglaise et la mise à mort du roi Charles Ier en présentaient certes le modèle, mais l’exil du roi d’Angleterre Jacques II en 1688 se trouva, lui aussi, qualifié de « Glorieuse Révolution », alors qu’il s’agissait plus modestement d’un coup d’État dynastique. Aujourd’hui, dans l’usage commun, il semble admis que le phénomène de révolution ne saurait exister avant les deux archétypes de l’Amérique en 1776 et de la France en 1789. Du moins est-ce la leçon enseignée par les auteurs de philosophie de l’histoire qui, à vrai dire, sont généralement dépourvus de connaissances antérieures au XVIIIe siècle.
Dans un prochain article, il sera question de Révolutions en comparaison…
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