Les marchés des matières premières, miroirs de toutes les tensions géopolitiques et économiques de la planète. Regard sur ce que nous disent les matières premières de notre monde aujourd’hui, après trente années de mondialisation.
L’importance de la géopolitique parmi les facteurs d’influence du marché des matières premières est indéniable. C’est d’ailleurs le retour de cette dernière qui aurait été au centre des débats, n’eut été la chute des prix du pétrole et d’autres matières premières, qui lui a volé la vedette.
Sur la chute quasi-générale des prix des matières
Philippe Chalmin se refuse à parler d’une fin de super-cycle, ces courbes de variations multi décennales si chères à Goldman Sachs. Il accuse le contre-choc pétrolier dû à la conjonction de la politique d’indépendance énergétique poursuivie par les Etats-Unis et du ralentissement de la croissance chinoise, la course aux volumes des géants du fer, la transition énergétique, la crise russo-ukrainienne… Une kyrielle de raisons pour une multitude de baisses.
Dans la filière minerais et métaux, « la mine fait grise mine » relève le CyclOpe, et les minières n’ont sans doute pas le cœur à rire de ce jeu de mots. La concurrence fait rage dans le minerai de fer, dont les premiers producteurs ne cessent d’augmenter les volumes produits en réduisant leurs coûts. Les fusions-acquisitions sont en panne malgré la fragilité des trésoreries. Les ferrailles sont aussi à la peine, causant par leur difficulté à suivre la baisse des cours du fer une perte de compétitivité de la filière électrique.
Même l’aluminium, porté par un secteur automobile en forme et un bel avenir dans l’allégement des voitures et des avions, est victime de fermetures de capacités de production. En cause, les coûts énergétiques élevés et l’envol des primes en raison d’une rétention de stocks dans les entrepôts du LME (London Metal Exchange).
Les produits agricoles tempérés, céréales et oléoprotéagineux en tête, ont connu deux années de faste des récoltes qui ont eu raison des prix élevés constatés ces dernières années. A quelques exceptions près : le blé dur, en déficit, et l’huile d’olive, touchée par la mouche de l’olive et, plus récemment, la bactérie Xylella fastidiosa qui frappe le bassin méditerranéen.
Quant aux produits tropicaux, ils restent fortement volatils sur une tendance baissière (à l’exception des boissons, café et cacao), car tributaires de phénomènes climatiques, alors que pour eux sonne le glas d’un potentiel de croissance lié à la demande des pays émergents en énergie (biocarburants pour l’huile de palme au temps des prix élevés du pétrole ou demande automobile pour le caoutchouc).
Ralentissement chinois, croissance indienne et ambitions moyen-orientales
Pour les auteurs du CyclOpe, le ralentissement de la croissance chinoise (à 6,8, voire 6,5%) si souvent cité comme facteur fondamental de baisse des prix des matières ne se résume pas à une « nouvelle norme » qui verrait la Chine passer d’une économie (émergente) d’exportation à une économie (développée) de consommation. Pékin, après des années de production industrielle forcenée et d’indépendance assise sur des stocks dont personne ne connait l’ampleur réelle, entre dans une nouvelle ère économique. Jean-François Di Meglio, président d’Asia Centre et nouvel auteur CyclOpe, qualifie cette nouvelle phase de « Japan moment » : le passage (comme le fit le Japon en son temps) à une stratégie de rachat de sociétés étrangères pour maîtriser le flux (plutôt que les stocks) de ses approvisionnements, tout en diversifiant son économie. Les conséquences sont générales : sur les métaux, avec la baisse de la demande chinoise d’acier et d’aluminium importés ; sur les produits agricoles avec la modification des politiques de soutien sur le territoire national, et bien sûr sur les énergies fossiles, le charbon étant d’ailleurs plus touché encore que le pétrole.
Mais l’Asie n’est pas seule en cause. En Europe, « le partenariat euro-méditerranéen a volé en éclats » depuis la dérive des printemps arabes aux crises moyen-orientales, explique Sébastien Abis, du Ciheam (Centre international de hautes études agronomiques méditerranéennes), également chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). Résultat : le sud de la Méditerranée et l’Europe vont moins bien.
Au Moyen-Orient, les liens entre conflits et matières sont innombrables. Pour Sébastien Abis : « La santé animale est la variable oubliée du conflit syrien. Sous vaccinés, les troupeaux, comme leurs propriétaires, partent vers le Liban, la Jordanie, l’Irak où ils sont susceptibles de contaminer d’autres élevages. » En Irak, Daesh n’a pas mis la main seulement sur le pétrole. Son trésor de guerre est également lié à l’eau du Tigre et de l’Euphrate, et au blé qui pousse entre les deux. Quant à la Turquie, elle joue dans la région un rôle grandissant depuis qu’elle s’est détournée de l’Europe qui lui fermait ses portes pour poursuivre des ambitions mondiales.
Des marchés financiers en sursis
Exception qui confirmerait la règle, sur les marchés financiers – actions et obligations – l’atmosphère est exubérante. Sonnerait-on ici un angelus plutôt que le glas, comme l’observe un commentateur ? Non, là encore les perspectives sont sombres. Denis Ferrand, seul invité du colloque co-organisé avec Les Echos à chaque parution du CyclOpe à n’avoir pas participé au rapport, pointe la conjoncture médiocre. Il souligne l’éclatement des BRIC, ce groupe de pays émergents dont les deux premiers membres (le Brésil et la Russie) sont en récession et le dernier, la Chine, en plein ralentissement. Reste l’Inde, sa croissance démographique et son ambition à forte coloration nationaliste de dépasser la croissance chinoise.
Alors qu’est ce qui explique cette insolente santé boursière ? « L’hyperliquidité due aux sommes sorties des banques centrales sous forme de quantitative easing, affirme Denis Ferrand. On continue à vivre sur l’illusion que la liquidité est la réponse à tout. » L’argent ainsi libéré se déverse sur les marchés financiers, explique-t-il, alors que les entreprises, en plein questionnement sur des transitions numérique et énergétique qu’elles ne maîtrisent pas, mettent l’investissement en attente. Il est rejoint sur ce point par Alessandro Giraudo, chef économiste du groupe Tradition-Viel : « Quand les gouvernements ne savent plus quoi faire, ils repassent la patate brûlante aux banques centrales, d’ailleurs créées pour répondre à ces crises. Il faudra un jour arrêter ces injections de Viagra dans l’économie. »
Comment les matières premières ont-elles échappé à cette euphorie de l’hyperliquidité ? En dépit des alertes récurrentes sur la financiarisation du secteur et le rôle de la spéculation sur ces marchés stratégiques, il semble qu’elles restent, plus que d’autres, ancrées dans l’économie réelle.