Nous débuterons ici une vaste série d’articles donnant des exemples de #révolutions… Ces différents types de révolutions pourraient vous servir d’exemples afin d’illustrer vos propos sur ce thème. Cette série débute par les Révolutions arabes ou nouveaux printemps des peuples

Ces exemples sont extraits d’un livre de Mathilde Larrère « Révolutions quand les peuples font leur histoire » qui retracent l’ensemble des révolutions à travers le monde…

Vécues en direct dans le monde entier via les nouveaux réseaux sociaux, les révolutions de 2010-2012 conduites par les foules tunisiennes, égyptiennes, libyennes, syriennes ont modifié le regard occidental sur le monde arabe et redonné toute leur actualité aux perspectives révolutionnaires. Pas plus que la simultanéité de ces révolutions arabes ne doit masquer les spécificités de chacune, pas plus que leur surgissement ne doit empêcher de les inscrire dans une histoire longue, l’impression inquiétante d’un « hiver islamiste » ici ou d’un « retour en arrière » ailleurs ne doit faire oublier les puissantes aspirations démocratiques et sociales des peuples soulevés.

Les Printemps arabes de 2010-2012 peuvent-ils être considérés, dans leur extrême diversité, comme une séquence révolutionnaire cohérente ? Dans la conduite des événements, quelle a été la part des modèles importés et celle des références politiques et culturelles spécifiques au monde arabe ? Comment documenter ces soulèvements populaires dont l’onde de choc s’est essentiellement propagée par Internet et les réseaux sociaux, supports d’une information volatile, éphémère ? Ces questions n’appellent pas de réponse définitive mais elles obligent l’historien à une grande prudence, à une grande humilité aussi, dans le traitement d’un moment particulièrement délicat à saisir, difficile à encadrer dans les schémas interprétatifs disponibles.

Pourtant, entre 2010 et 2012, à n’en pas douter, les révolutions arabes ont bien eu lieu. Elles se sont imposées par la force de leur médiatisation, par la puissance des discours qu’elles ont suscités mais aussi par l’inventivité déployée par leurs acteurs. Les « printemps arabes » sont un événement historique majeur et méritent d’être replacés dans le temps long des révoltes et des révolutions arabes des XIX et XX siècles. De la Tunisie à la Syrie, en passant par l’Égypte, le Yémen, Bahreïn, la Libye, les peuples arabes se sont soulevés en masse contre les pouvoirs autocratiques qui les dominaient depuis des décennies. Ces soulèvements ont entraîné la chute rapide de plusieurs despotes, Zine el-Abidine Ben-Ali en Tunisie, Mouammar Khadafi en Lybie, Hosni Moubarak en Égypte, Ali Abdallah Saleh au Yemen. En Syrie, Bachar el-Assad a réussi jusqu’ici à se maintenir au pouvoir au prix d’une effroyable répression contre sa propre population civile. Mais quels que soient les réussites ou les échecs qui ont suivi les évènements de 2010-2012, quels que soient les chemins sinueux qu’empruntera désormais chacun de ces pays, les femmes de la place Tahrir au Caire, les étudiants de Tunis, les insurgés libyens et syriens ont redonné une surprenante actualité et une incontestable universalité aux perspectives révolutionnaires.

Un printemps qui vient de loin

Dans le traitement médiatique des Printemps arabes, l’erreur la plus communément partagée fut d’envisager l’événement comme un surgissement imprévisible, venu d’ailleurs, impulsé seulement par une jeune génération connectée à l’Occident grâce aux réseaux sociaux. Des révolutions exogènes, en quelque sorte, importées, sans aucun lien avec les traditions politiques locales. De façon symétrique, surtout depuis que les partis islamiques ont remporté les suffrages populaires dans certains pays, des analystes ont développé une lecture inverse des événements : les Printemps arabes devaient être suivis inéluctablement d’un long « hiver islamique », voire islamiste, confirmant ainsi leur irréductible spécificité et surtout l’incompatibilité fondamentale entre démocratie libérale et culture politique musulmane. Aucun de ces deux schémas simplistes ne prend en compte la richesse et l’historicité du phénomène révolutionnaire dans le monde arabe.

De façon symptomatique, alors que les médias occidentaux se sont largement focalisés sur les enjeux religieux, les analyses des médias locaux ont surtout mis en avant les enjeux économiques et sociaux des mutations en cours. Si Olivier Roy suggérait, en février 2011, l’idée d’une « révolution post-islamiste » pour décrire la Révolution tunisienne, d’autres observateurs extérieurs ont tenté au contraire de relier la montée en puissance électorale des partis islamiques avec une « révolution islamiste mondiale » qui se poursuivrait ainsi par d’autres voies que l’option terroriste. Pourtant, dans les sociétés concernées, en Tunisie, en Libye, en Égypte ou en Syrie, l’Islam est une donnée inhérente au patrimoine culturel et politique local. Les mutations politiques en cours ne sont donc pas perçues comme un tournant « islamiste » ou « libéral » mais bien davantage comme une reconfiguration des rapports entre Islam et nation, Islam et souveraineté populaire, Islam et sécularisation, réactivant ainsi d’anciens débats intellectuels très intenses parmi les intellectuels arabophones depuis le XIX siècle.

En Turquie…

La chronologie des épisodes révolutionnaires survenus dans le monde arabe depuis le XIX siècle permet de redonner toute son épaisseur historique aux Printemps arabes des années 2010-2012. Alors partie intégrante de l’Empire ottoman, le monde arabe est d’abord touché par les mouvements Jeunes-Ottomans, à partir des années 1850, puis Jeunes-Turcs, qui militent pour une modernisation et une libéralisation radicale des structures politiques de l’Empire, jusqu’à obtenir, en 1876, une Constitution censée encadrer le pouvoir autocratique du sultan. En 1908, la révolution Jeune-Turque enflamme de nombreuses grandes villes méditerranéennes et débouche sur la déposition du sultan ottoman et le rétablissement de la Constitution de 1876. Dans le Beylik de Tunis, ce bouillonnement politique emprunte des voies détournées : une Constitution d’inspiration libérale est négociée dès 1861 entre les dignitaires locaux et les puissances consulaires mais les hausses d’impôt induites par ce nouveau texte conduisent la population à se révolter en 1864 pour obtenir son abrogation. Les épisodes de 1861 et de 1864 resteront ainsi une référence politique forte lors de l’instauration de la deuxième Constitution tunisienne par Bourguiba en 1959 et il en sera de même en 2013, lorsque le pays débat intensément de sa troisième Constitution, promulguée finalement en février 2014.

En Égypte…

La faillite financière du khédivat et la pression militaire des puissances occidentales ont provoqué une première insurrection nationaliste en 1879-1882, menée par le colonel Ahmed Urabi. En juillet 1882, le soulèvement populaire d’Alexandrie est brutalement réprimé par la flotte britannique qui bombarde la ville. Aujourd’hui encore, cet épisode est commémoré dans les manuels scolaires égyptiens comme al-Thawra al-Urabiyya (« la révolution d’Urabi »). En 1919, un deuxième soulèvement nationaliste conduit à l’indépendance nominale du pays (1922) car les Britanniques maintiennent une forte présence militaire et gardent le contrôle des communications ; en 1952, le colonel Nasser proclame l’achèvement de l’indépendance égyptienne en imposant le départ des troupes britanniques puis la nationalisation du canal de Suez en 1956. L’idéologie panarabiste, d’inspiration socialiste, laïque et révolutionnaire, se concrétise ponctuellement entre 1958 et 1961 par l’instauration de la « République arabe unie » d’Égypte et de Syrie.

L’idée d’une communauté de destin du monde arabe se propage au rythme des indépendances : Liban en 1943, Jordanie en 1946, Libye en 1951, Tunisie et Maroc en 1956 et Algérie en 1962. La Ligue des États arabes, fondée au Caire en 1945, donne une assise institutionnelle durable à cette communauté politique transnationale. Dans plusieurs pays arabes, les combats pour l’indépendance ont pris la forme d’authentiques soulèvements populaires, fortement nationalistes, aux accents socialistes, ce qui confère aux régimes arabes des années soixante et soixante-dix une réelle identité révolutionnaire, dont le discours se transmet aux plus jeunes générations par le biais des programmes scolaires. En 1979, la révolution islamique en Iran réactive et reconfigure en même temps cette culture révolutionnaire. Le « printemps berbère » en Algérie (avril-mai 1980), les « révoltes du pain » en Tunisie (janvier 1984) témoignent aussi d’un horizon révolutionnaire qui imprègne le monde arabe tout au long du XX siècle. Dans les années 1990, la guerre civile qui oppose les milices islamistes au pouvoir algérien souligne également la fragilité des régimes mis en place à l’issue des indépendances.

Un printemps, des peuples

Comme le printemps des peuples qui a parcouru l’Europe en 1848, comme les mouvements étudiants de l’année 1968, comme les révolutions de Velours qui ont abattu le rideau de fer à la fin des années 1980, les révolutions arabes déclenchées en 2010 constituent en elles-mêmes un moment historique particulier. Non pas parce qu’elles seraient identiques ou duplicables, mais parce que leurs acteurs ont eu conscience de vivre et de nourrir une séquence historique commune, transnationale, réunissant des expériences diverses et distantes. Ces révolutions ne peuvent être qualifiées de « révolutions panarabes », tant l’idéologie panarabiste officielle a été disqualifiée aux yeux des jeunes générations par les régimes autocratiques qui en étaient les porte-drapeaux. Pourtant, si la solidarité panarabe institutionnelle ne mobilise plus les foules, une communauté de destin s’est reconstituée par la base et s’est manifestée bruyamment à l’occasion des printemps arabes, grâce au partage d’une langue et d’une culture commune, aujourd’hui davantage transmise par Internet et les télévisions internationales que par les médias nationaux officiels. Les images transmises par Al-Jazeera, la chaîne d’information continue créée en 1996 et émettant depuis le Qatar, ont ainsi permis à tous les téléspectateurs du monde arabe de vivre en direct les soulèvements en cours dans les pays voisins. Les réseaux sociaux, immédiatement accessibles grâce au développement de la téléphonie mobile, ont permis aux militants de transmettre des informations et d’organiser concrètement les actions sur le terrain.

La chronologie et la géographie des soulèvements donnent la mesure des différences entre chacune des révolutions. En Tunisie, par exemple, la contestation est partie du sud du pays, des régions les plus pauvres à l’intérieur des terres, pour s’étendre ensuite aux villes de la côte et au nord du pays, jusqu’à Tunis, gagnant peu à peu les classes moyennes. Symboliquement, c’est l’immolation volontaire à Sidi Bouzid d’un jeune marchand ambulant de fruits et légumes, Mohamed Bouazizi, le 17 décembre 2010, qui a été le déclencheur d’une révolution qui s’est amorcé en périphérie avant de gagner le centre et de précipiter la fuite du président Zine el-Abidine Ben Ali, le 14 janvier 2011. Le cas libyen est différent, sur le plan de la géographie du soulèvement, avec un modèle binaire : l’insurrection a démarré dans l’Est du pays, à Benghazi, le 15 février 2011, et elle a progressé ensuite très lentement vers l’ouest et vers la capitale Tripoli, qui n’est tombée qu’à la fin du mois d’août 2011.

En Égypte, le mouvement a suivi une logique strictement inverse du cas tunisien : la révolution est partie de la capitale, Le Caire, avant que les troubles ne s’étendent ensuite aux autres villes du pays (Suez et Alexandrie notamment), en évitant pratiquement les zones rurales. Pendant toute la durée de la révolution égyptienne, la place Tahrir (« place de la Libération ») du Caire en a été à la fois le cœur battant, la vitrine médiatique et le champ de bataille principal : de la première manifestation massive le 25 janvier 2011 à la démission du président Hosni Moubarak le 11 février, les moments clés de la révolution égyptienne se sont joués sur cette gigantesque place, hypercentre de la révolution. Située au centre du Caire, la place a focalisé l’attention des médias internationaux qui ont pu filmer les images en continu depuis les chambres des grands hôtels voisins. À leur intention, les banderoles installées sur le terre-plein central étaient rédigées en arabe et en anglais, notamment la grande banderole qui faisait face à l’hôtel Hilton : « people demand removal of the regime » (« le peuple demande la fin du régime »). Très vite, le gouvernement a compris que l’évacuation de la place Tahrir était un préalable indispensable à une répression efficace du soulèvement. Le 2 février 2011, des baltaguiyas (« voyous ») payés par les services de sécurité ont attaqué le campement à dos de chameaux, avec barres de fer et armes à feu. En repoussant les assaillants au terme d’une véritable bataille rangée, les révolutionnaires ont définitivement consolidé le symbole de la place Tahrir, qui s’est peu à peu organisée comme un univers utopique autonome.

Protégés par un réseau de barricades, ravitaillés par des milliers de Cairotes solidaires, bénéficiant des refuges souterrains de l’immense station de métro Sadate, les occupants se sont organisés pour nettoyer régulièrement les lieux, offrir à chacun des moyens de recharger les téléphones portables, diffuser les chaînes d’information sur d’immenses écrans géants. La place Tahrir n’était plus seulement la vitrine de la révolution égyptienne, elle était devenue également son centre de décision, au rythme des assemblées générales et des votes à mains levées. Le 11 février 2011 à la nuit tombée, quand la télévision nationale a annoncé la démission du président Moubarak, une immense clameur s’est élevée de la place et des artères avoisinantes. À l’été 2013, la place a été un temps réoccupée pour célébrer le départ du président islamiste Mohammed Morsi, avant la violente reprise en main du pays par l’armée, sous la houlette du maréchal Abdel Fattah al-Sissi.

Au-delà du cas de la Place Tahrir, on peut dire que la recherche d’une centralité topographique et d’un lieu de ralliement collectif a été l’une des constantes des printemps arabes, sans doute pour contrebalancer le manque d’unité politique des mouvements insurrectionnels. Face à ce phénomène récurrent, les autorités ont tout fait pour empêcher une installation durable des contestataires : à Bahrein par exemple, le gigantesque monument central de la place de la Perle, devenu le symbole de la contestation, a été détruit le 18 mars 2011 ; à Istanbul, en juin 2013, le gouvernement turc a finalement réussi à faire évacuer le parc Gezi et la place Taksim, au terme de plusieurs semaines d’affrontements entre les manifestants et la police antiémeutes.

Si la géographie des soulèvements permet d’en dresser une première typologie, leur issue politique est également un critère décisif. Certains soulèvements populaires dans le monde arabe n’ont pas entraîné la chute des pouvoirs en place, mais ont conduit à d’importantes réformes politiques et sociales : au Maroc, les manifestations ont commencé le 20 février 2011, rassemblant plusieurs dizaines de milliers de personnes, et le roi Mohammed VI a lancé une importante réforme constitutionnelle, soumise à référendum, visant à limiter le pouvoir royal par un renforcement des pouvoirs du Premier ministre et des parlementaires. En Algérie, les manifestations se sont multipliées en janvier 2011 et le président Bouteflika a levé l’état d’urgence en vigueur depuis 1992. En Jordanie, les manifestations de janvier 2011 ont conduit à la démission du gouvernement et à l’annonce de quelques réformes institutionnelles. À Bahreïn, enfin, les manifestants ont tenté de construire un mouvement sur le modèle de la Révolution égyptienne, avec une occupation pacifique de la place de la Perle, au cœur de Manama, le 14 février 2011, trois jours seulement après l’annonce de la démission du président Moubarak en Égypte. Le mouvement s’est amplifié pendant un mois, avec une grève générale et une union des partis d’opposition, mais l’intervention armée des États du Golfe a permis d’étouffer la contestation.

Répression et militarisation : de la révolution à la guerre civile

Pour souligner les spécificités inhérentes à chacune des révolutions arabes, il faut enfin introduire une distinction entre celles dont le moteur principal fut un soulèvement populaire et celles qui ont rapidement débouché sur une insurrection militaire voire sur une véritable guerre civile. À ce titre, la Tunisie est sans doute le cas exemplaire d’une révolution populaire : menée d’abord par les déshérités du sud du pays, par les étudiants et par les femmes, la révolution tunisienne n’a pas débouché sur une guerre civile, même si la répression des forces de sécurité a fait plus de 300 morts du côté des manifestants. Le cas égyptien fut d’abord comparable au cas tunisien mais les affrontements ont ensuite été de plus en plus meurtriers et l’armée égyptienne n’a pas fait preuve de la même neutralité qu’en Tunisie, cherchant avec succès à reprendre le contrôle de la situation après le départ du président Moubarak (hiver 2011) et l’échec des Frères musulmans et du président Morsi (été 2013).

Pourtant, c’est bien le soulèvement libyen qui a marqué le début d’une véritable militarisation des révolutions arabes : en impliquant des forces navales et aériennes occidentales, la « guerre de libération » libyenne a tourné de facto à la guerre civile, du fait aussi de l’histoire et de la géographie particulières du pays. Le cas yéménite se situe à mi-chemin entre révolution civile et insurrection militarisée : les manifestations ont d’abord été massives dans la capitale Sanaa pour exiger le départ du président Ali Abdallah Saleh, à partir du 29 décembre 2010, en pleine révolution tunisienne. Le président a tergiversé jusqu’à son départ définitif en février 2012, et aux manifestations se sont ajouté rapidement affrontements armés et attentats, qui ont porté le bilan de la révolution yéménite à environ 2 000 morts.

En Syrie, la militarisation de l’insurrection a été plus lente à s’imposer, mais la sanglante répression menée par le pouvoir a conduit inexorablement à la guerre civile. Le soulèvement a démarré dans quelques villes de la périphérie en mars 2011, notamment à Deraa et à Homs, sur un mode strictement populaire, avant que la répression massive décidée et planifiée par le président Bachar el-Assad ne conduise les déserteurs de l’armée régulière, les insurgés de l’Armée syrienne libre (ASL) puis les combattants jihadistes du Front al-Nosra à s’engager eux-mêmes dans une logique militaire à l’issue incertaine, avant que l’implication du Hezbollah, de l’Iran et de la Russie (en soutien au régime) et enfin des troupes de l’État islamique (Daesh) ne viennent encore aggraver la situation par une internationalisation accrue des affrontements armés. De mars 2011 à mars 2017, l’ONU estime que la répression du régime et la guerre civile syrienne ont fait plus de 300 000 morts, dont la moitié de pertes civiles, femmes et enfants compris. Fin 2016, l’ONU a par ailleurs fourni les preuves d’une utilisation de gaz toxiques et d’autres armes chimiques par les troupes loyalistes, contre les populations civiles des régions insurgées.

Des révolutions créatrices

Quelle que soit l’issue de chacune d’entre elles, les révolutions arabes ont d’ores et déjà modifié profondément le regard occidental porté sur le monde arabe. Selon Jean-Pierre Filiu, l’événement a d’abord marqué « la fin de l’orientalisme », ce regard méprisant porté depuis le XIX siècle sur des sociétés considérées comme archaïques, figées, handicapées par un déficit démocratique qui serait consubstantiel à la culture musulmane. Ce faisant, les révolutions arabes ont réactivé la dimension universelle de l’horizon révolutionnaire, en inspirant explicitement les mouvements protestataires des « indignés » en Espagne en 2011 ou encore les mouvements « Occupy » aux États-Unis et au Canada, la même année. Le sens de circulation des aspirations révolutionnaires s’est ainsi modifié, de l’est vers l’ouest et du sud vers le nord.

Sur le plan idéologique, les révolutions arabes ont considérablement fragilisé la théorie du « choc des civilisations » portée par Samuel Huntington en 1996. Les néoconservateurs américains et européens, qui affirmaient la nécessité d’imposer la démocratie occidentale par les armes et « par en haut », comme en Irak par exemple, se sont heurtés à la vérité des faits : seul un mouvement populaire autonome est susceptible de déboucher sur une véritable appropriation des outils démocratiques. En replaçant les révolutions arabes dans leur histoire propre, dans la suite notamment de la première renaissance arabe du XIX siècle (nahda), les chercheurs en sciences sociales, dans tous les pays concernés, tentent aujourd’hui de renouer les fils d’une histoire politique singulière et pourtant connectée à l’histoire politique occidentale.

Au-delà des débats interprétatifs au niveau académique, il faut insister sur la capacité créatrice dont ont fait preuve les militants engagés dans les révolutions arabes de 2010-2012. On a beaucoup parlé des supports et des vecteurs de mobilisation, notamment internet et les réseaux sociaux, mais on a trop peu analysé l’extraordinaire richesse des contenus (discours, textes, vidéos et graffitis) produits dans le cadre des printemps arabes. Ce nouveau répertoire politique a été inventé par une jeunesse que les pouvoirs en place avaient voulu priver de tout horizon politique pendant plus de trente ans. Pour produire ce nouveau savoir militant, cette jeunesse a dû rompre avec les anciens modèles et mettre en avant une identité révolutionnaire collective plus fluide, plus ouverte, plus féminine aussi.

Constatant l’absence de leader et de ligne politique clairement définie, certains observateurs ont fustigé une « génération apolitique », sans comprendre que cette défiance permettait au contraire d’ouvrir un nouveau champ des possibles et que les anciennes références, loin d’être bannies, étaient réinvesties par les jeunes militants. En Tunisie, les deux derniers vers de l’hymne national officiel ont ainsi été repris en chœur et recopiés sur les pancartes par les manifestants, redonnant une seconde jeunesse à des paroles jusqu’alors vidées de sens par le cynisme et la morgue du président Ben Ali : « Si un jour, le peuple aspire à vivre, le destin se doit de répondre. La nuit se dissipera et les chaînes se briseront. »

Les drapeaux nationaux, hérités des luttes d’indépendance, ont été également omniprésents dans les cortèges des révolutions arabes, et ont parfois été le support d’un message politique explicite. Ainsi en Libye, les insurgés ont-ils adopté comme symbole de ralliement l’ancien drapeau de la monarchie libyenne, contre le drapeau vert du régime kadhafiste. En Syrie, l’Armée syrienne libre (ASL) a également décidé de rompre avec le drapeau officiel et d’arborer le premier drapeau de la Syrie indépendante, utilisé dans la période 1932-1958. Les codes et les symboles historiques, loin d’être absents des révolutions arabes, ont été au contraire soigneusement sélectionnés par des militants qui n’ignoraient rien des enjeux médiatiques et politiques de cette bataille des mots et des images.

Au total, la mise en récit des Printemps arabes sera sans doute un des enjeux majeurs dans les années à venir. Quels concepts faut-il mobiliser pour qualifier les insurrections qui ont traversé le monde arabe en 2010-2012 ? Faut-il parler de « fitna » (troubles), comme l’ont fait les régimes autoritaires en place, ou bien plutôt de « thawra » (révolutions), comme l’ont fait les insurgés ? Au Moyen Âge, le concept islamique de fitna renvoyait aussi bien à un trouble privé qu’à un désordre public mais dans tous les cas, le terme était péjoratif car il portait en lui la menace d’une sédition voire d’une guerre civile. Face à la violence légitime de l’État répressif ou du jihad religieux, la fitna a toujours été dénoncée par les pouvoir en place comme une violence illégitime parce que désordonnée et passionnelle. Depuis la fin du XIX siècle, les militants politiques lui préfèrent ainsi le terme de thawra, qui contient l’idée d’un désordre non pas seulement destructeur mais aussi créateur d’un ordre nouveau. Sur Internet, dans tous les pays concernés, les Printemps arabes se sont eux-mêmes qualifiés de thawra, que l’on ne peut traduire que par « révolution ».

Le remplacement de fitna par thawra renvoie au phénomène que l’on a pu observer en Occident, qui a vu les « émotions populaires » dénoncées par les régimes monarchiques être bientôt remplacées, dans la bouche même des émeutiers, par la bannière de la « révolution », concept plus positif parce que davantage tourné vers l’avenir. La bataille sémantique n’est pourtant pas terminée : de même que les gouvernements occidentaux parlent encore aujourd’hui de « troubles à l’ordre public » pour disqualifier les mouvements politiques radicaux, le gouvernement syrien fait imprimer des tracts pour dénoncer la fitna dont se rendraient coupables les insurgés. Finalement, au-delà de ces débats sémantiques sur la nature politique des Printemps arabes, c’est peut-être la dimension intime de ce désir d’émancipation collective qui s’est révélée avec le plus de force aux cours des soulèvements des années 2010-2012.

Extrait de « Révolutions quand les peuples font leur histoire » par Mathilde Larrère