Dans le cadre du concours commun 1 A de Sciences Po 2017, le thème de la Mémoire nous impose de voir les liens entre celle-ci et l’Histoire. Nous sommes dans des temps où Histoire et Mémoire se confondent quotidiennement dans une médiatisation et une « spectacularisation », démesurées parfois, de tout ce qui a trait au passé. On peut citer à titre d’exemple les récents débats pendant la campagne présidentielle sur la décolonisation, le régime de Vichy, la rafle du Vel d’Hiv…

Du bain télévisuel où se coulent indistinctement commémorations, documentaires et fictions, pour comprendre ce que représente la Mémoire, il paraît plus qu’urgent de dégager et d’isoler les éléments et de procéder à une remise au point terminologique afin d’en observer les liens même avec l’Histoire.

Cette approche se veut donc philosophique, au sens où, de l’exploration des définitions et des concepts en présence, peut faire naître une analyse des problèmes qui en découlent.

La mémoire est justement la faculté par laquelle on se souvient, on se rend présent à l’esprit, ou on maintient en lui, ce qui n’est plus. Le mot vient du latin . Les grecs représentaient la Mémoire sous les traits de , divinité primitive, fille d’Ouranos et de Gaïa. De fait, la Mémoire est l’une des plus anciennes déesses de l’Humanité. Par ce mythe, on rappelle aussi que le désir de se souvenir, de retenir le temps qui passe ou de chercher celui qui est perdu est la source vive de la création artistique. La mémoire désigne ici aussi bien le processus par lequel l’esprit fait retour sur le passé pour se le représenter, que le résultat de ce travail ; aussi bien la faculté de représentation du passé, que la représentation elle-même. Mais la mémoire, faculté de se souvenir, ne s’oppose pas comme on le croirait peut-être un peu vite à l’oubli, faculté d’effacer, comme l’écrit justement T. Todorov dans Les abus de la mémoire : «  

C’est un genre littéraire qui relève de l’écriture de soi mais qui se distingue toutefois nettement de l’autobiographie, des confessions ou encore des souvenirs. Si l’autobiographie cherche à restaurer a posteriori la cohérence d’une vie, un parcours, un itinéraire, les confessions sont des aveux qui supposent des fautes et demandent au lecteur son pardon, les souvenirs enfin se présentent comme le recueil discontinu d’évènement passé que leur charge affective a rendu mémorables.

  • Elle peut désigner en effet :
  • Aujourd’hui, comme les confidences ont remplacé les confessions, les témoignages tiennent à présent lieu de « Mémoires » et les journalistes jouent le rôle de mémorialistes ou, comme ils le disent eux-mêmes de « chroniqueurs ».
  • Les Mémoires ne retiennent du passé de leur auteur que ce qui a contribué au passage de l’Histoire. Les Mémoires sélectionnent la grandeur et invitent à saisir une expérience individuelle dans un destin collectif.

D’une part la transformation dans le temps des sociétés humaines (histoire de France…), et par extension des individus (Histoire des pionniers…), mais aussi (par une extension démesurée du concept) d’à peu près tout ce qui est susceptible d’évoluer dans le temps (histoire de l’anarchie…).

D’autre part, c’est aussi le récit de cette transformation, sa tentative d’explication, dans un souci d’objectivité et de rigueur pour ce qui concerne la discipline historique proprement dite. Par suite, on parlera d’histoire dès qu’il s’agit de raconter quelque chose, qu’il s’agisse de réalité ou de fiction.

Enfin, au pluriel, « des histoires » désigne précisément des ennuis ou encore des mensonges.Les problèmes issus de cette polysémie sont de nature et de degrés variables :

Tout d’abord, l’Histoire désigne aussi bien un processus que le récit qui en est fait (ce que recouvre la distinction faite en allemand entre Historie et Geschischte).

De plus, ce qui est plus gênant, il peut sembler énigmatique d’envisager sous le même terme le récit vérace et éclairé des événements du passé, et le récit fictif de la fable par exemple.Or, outre le fait que l’on ait affaire dans les deux cas au récit précisément, et donc au langage, c’est la notion de représentation qui peut d’abord permettre de comprendre cette difficulté.

Toute histoire, par son récit, donne une représentation d’événements, une image mentale de ce qui, précisément, n’est pas présent. L’Histoire cherche donc à rendre présents à nouveau des événements qui, étant passés, ne le sont plus.

C’est ainsi fatalement qu’elle aura à faire avec la mémoire. C’est ainsi qu’Histoire et Mémoire semblent donc de prime abord, indissociables, comme autant de moyens de se rendre présent à l’esprit un passé qui n’est plus.

Poursuivons donc notre article dans les concepts à travers la question précise de ces relations qu’entretiennent l’Histoire et la Mémoire. Mais il serait trop facile de penser que nous avons affaire ici à un couple d’amants, dont les relations sont d’autant plus ambivalentes que les notions elles-mêmes bien souvent infidèles (comme l’oubli ou l’imagination), ou liées à d’autres notions (comme les sulfureuses valeurs, morale, identité…). Or, il y a deux manières de ne pas être présent : soit en n’étant pas du tout (dans le cas des fictions, qui inventent des événements), soit en n’étant plus (dans le cas de l’Histoire qui reconstruit ce qui est passé dans une représentation).

Il faut donc, pour sauver l’Histoire, tiraillée entre deux définitions contradictoires, chercher ce qui a de commun entre ces deux récits.

Toutes deux conduisent à des représentations du passé, ce qui amène à préciser la définition de l’Histoire.

Faire l’Histoire n’est pas « raconter des histoires » ; en effet, dans ce dernier cas, c’est le récit qui importe, plus que la véracité de son contenu. Or le récit historique est plus une relation d’événements passés censés avoir eu lieu, et une relation dans les deux sens du terme : relater, c’est-à-dire retracer, retranscrire, refaire connaître, mais aussi mettre en relation ces événements pour en montrer la lisibilité. L’Histoire produit donc une représentation travaillée, élaborée, alors que la fiction relève de l’imagination pure, qui n’a pas besoin de se référer au réel.

Aussi entre Histoire et mémoire, y a-t-il un même souci du passé, le même rejet de l’invention, mais la première cultive, face aux événements, une distance critique que, par nature, la mémoire peine à avoir et à maintenir. Ce problème ne se limite pas à une opposition entre l’objectivité quasi scientifique à laquelle aspire l’historien dans ses recherches, et la subjectivité sélective d’une mémoire toujours connotée, engagée.

Il y a ainsi des enjeux de la mémoire auxquels l’historien doit faire face tout en tâchant de s’en abstraire pour construire une « relation » la plus juste possible du passé : La mémoireest toujours engagée car l’individu met en elle son identité même (identité construite au fil d’événements cruciaux de son existence) ; engagée aussi, lorsqu’elle est collective, allant de pair avec des revendications tout aussi identitaires, voire politiques, morales.

Le problème est classique : l’historien a besoin, entre autres choses bien sûr, des différentes manifestations de la mémoire.

Pour l’historien comme pour celui qui se remémore, l’imagination est donc un outil nécessaire, mais qui appelle la plus grande vigilance, ce qui nous conduit à un autre aspect des relations entre les deux notions.

La Mémoire est la faculté de convoquer, de retrouver des images du passé mais, sauf erreur, elle n’en crée pas de nouvelles, et introduit dans la représentation un aspect temporel, dont l’imaginaire pur peut faire l’économie.

En effet, en tant que faculté de produire des images, elle intervient dans la représentation et y révèle son caractère ambivalent, surtout concernant la Mémoire. L’imagination s’avère ainsi être un concept aussi crucial que problématique pour penser les relations entre la Mémoire et l’Histoire.

  • D’une part, l’historien se confronte à une mémoire toujours susceptible de défaillir, et ses défaillances possibles sont multiples, allant de l’oubli à la production d’images fictives (d’où le problème de la crédibilité des témoins), en passant par la sélection ou l’altération des souvenirs.
  • D’autre part, la mémoire collective a toujours tendance à « faire pression » sur l’Histoire, exigeant d’elle une caution scientifique, un travail de légitimation qui n ‘est pas du ressort de l’historien (en quête d’une autre légitimité). Ce livre qui pense la pratique officielle et privée du souvenir est intéressant car il appelle à la vigilance. Dans son livre (2004), Todorov cite Jacques Le Goff :

Ces abus peuvent avoir en effet deux conséquences :

Todorov les met en exergue dans son ouvrage :« les abus de la mémoire »

Tout comme la philosophie a été la servante de la religion, l’histoire doit lutter plus que jamais pour ne pas être celle de la mémoire, toujours en proie à la tentation de remplacer une compréhension du passé par la répétition obsessionnelle et compulsive de l’événement qui la hante et la justifie en même temps.

D’une part, qu’elle soit individuelle ou collective, une mémoire qui parasite la quête de véracité de la représentation par son caractère traumatique et envahissant, empêche l’individu ou le peuple de prendre en main son présent et d’envisager l’avenir sainement.

Les critères de sélection historiques doivent chercher l’indépendance face à de telles influences, au risque de produire une histoire orientée, voire doctrinaire d’un point de vue idéologique.

D’autre part, il n’y a pas une, mais des mémoires, qui toutes revendiquent leur légitimité ; et le problème de cette diversité des mémoires n’est pas tant de savoir laquelle est la plus fidèle au passé, que le fait que chacune d’elles a une raison d’être, chacune cherche à faire entendre sa voix.(Cf. article sur ce blog de ).

Il semble qu’il appartienne à l’historien, et qu’il soit même de son devoir, de se positionner face à la tendance naturellement envahissante de la mémoire. Il doit réaffirmer son rôle critique, le caractère indépendant de son travail, qui relève d’une discrimination de la mémoire et du souvenir. En ce sens, la mémoire reste un outil essentiel de la recherche historique, et reste l’objet aussi de l’histoire, mais ne saurait en devenir le sujet ou l’initiatrice. En parallèle je vous livre quelques auteurs référents sur ce thème et qu’il serait bon de lire avant le jour « J ».

Les « Penseur » de la mémoire en historien 

Rôle critique de celui qui cherche, non pas simplement à convoquer le passé, mais àl’élucider, le mettre en lumière, au service d’une connaissance compréhensive des événements historiques, au service aussi d’une disponibilité plus consciente et avertie à notre propre présent.

Il y aurait encore nombre « d’histoires » à raconter au sujet de ce couple tumultueux, mais il faut, du moins provisoirement, solder leurs comptes respectifs et communs.

Il est important de rappeler en dernier lieu que l’histoire est science, mais science humaine, et qu’il lui est donc aussi nécessaire, pour ne pas être une simple chronologie, pour ne pas forcer non plus la raison des événements, de se confronter aux mémoires du passé comme du présent.

Faire et enseigner l’histoire des mémoires à l’œuvre dans ces mêmes sociétés, peut s’avérer, dans ces conditions, un travail aussi passionnant qu’il est essentiel. Il semble en effet que toute société mette en place suffisamment de relais de transmission de la mémoire, pour laisser l’historien, dans ses recherches comme face à ses élèves, ses étudiants, ses lecteurs et ses pairs, faire et enseigner l’histoire.

Si la mémoire se transmet, l’histoire s’enseigne.

Ce dernier serait d’ailleurs en mesure de faire une histoire des mémoires qui, dans leur évolution, leurs conflits, les processus qu’elles traversent, ont tous les caractères de l’objet historique. Or l’historien n’est le médium d’aucune mémoire, dont les relais sont d’une autre nature ; l’émergence de l’une, la prééminence ou le silence des autres, toutes ces manifestations répondent à des conditions politiques et à des intérêts qui ne sont pas ceux de l’historien.

    • chez Jules Michelet
    • : la pensée de Charles Péguy
    • Ouvrage à lire : de Pierre Nora