Il n’était pas concevable d’aborder l’angle du thème de la MEMOIRE sans aborder la problématique des lois « mémorielles ». Un vif débat sur les lois dites « mémorielles » a été ouvert en France par la loi de 2005 évoquant le « rôle positif de la présence française outre-mer ». Il a rebondi en 2006 avec une proposition de loi visant à réprimer la négation du génocide arménien. Peuvent-elles établir une vérité historique ? N’incitent-elles pas à une « guerre des mémoires » ? Ne remettent-elles pas en cause les frontières entre histoire et mémoire ? Faut-il les abroger ?

L’alinéa 2 de l’article 4 de la loi du 23 février 2005 « portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés » a été l’élément déclencheur du débat autour des lois dites « mémorielles ». En prévoyant que les programmes scolaires devaient reconnaître « en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord », cette disposition soulevait la question de la mise en concurrence des mémoires, ici celle des rapatriés et celle des anciens colonisés, ainsi que la question de la pertinence de lois établissant une vision de l’histoire.

Les vives réactions suscitées par ce texte, notamment de la part des historiens, ont élargi le débat à l’ensemble des « lois mémorielles », principalement sur les questions de leur éventuelle abrogation, partielle ou totale, de la place du législateur et du juge dans la définition d’une « vérité historique » ainsi que des rapports entre histoire et mémoire.

Si les échanges s’étaient apaisés avec l’abrogation le 15 février 2006 de la disposition contestée de la loi du 23 février 2005, les questions soulevées à cette occasion ont rebondi en octobre 2006 avec une proposition de loi visant à punir la contestation de l’existence du génocide arménien de 1915. Dans un souci d’apaisement et de réconciliation, une mission parlementaire recommande en novembre 2008 de ne plus adopter de lois mémorielles et de ne pas remettre en cause celles existantes.

Que sont les « lois mémorielles » ?

La loi Gayssot du 13 juillet 1990 est la première «loi mémorielle».

Cette expression est apparue au cours des débats sur l’article 4 de la loi du 23 février 2005 et désigne quatre lois :

  • la loi du 13 juillet 1990 « tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe » (dite « loi Gayssot »), qui crée le délit de négationnisme du génocide des Juifs ;

Extrait :  « Art. 9. – Il est inséré, après l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, un article 24 bis ainsi rédigé :  « Art. 24 bis. – Seront punis des peines prévues par le sixième alinéa de l’article 24 ceux qui auront contesté, par un des moyens énoncés à l’article 23, l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité tels qu’ils sont définis par l’article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis soit par les membres d’une organisation déclarée criminelle en application de l’article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale. (…) » ».

  • la loi du 29 janvier 2001 « relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915 » ;

Extrait :  « Article unique. – La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 ».

  • la loi du 21 mai 2001 « tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité » (dite « loi Taubira ») ;

Extraits : « Article 1er. – La République française reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l’océan Indien d’une part, et l’esclavage d’autre part, perpétrés à partir du XVe siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l’océan Indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre l’humanité.  Article 2. – Les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la traite négrière et à l’esclavage la place conséquente qu’ils méritent. La coopération qui permettra de mettre en articulation les archives écrites disponibles en Europe avec les sources orales et les connaissances archéologiques accumulées en Afrique, dans les Amériques, aux Caraïbes et dans tous les autres territoires ayant connu l’esclavage sera encouragée et favorisée ».

  • la loi du 23 février 2005 « portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés ». Son article 4 établissait que les programmes de recherche devaient accorder la place qu’elle mérite à l’histoire de la présence française outre-mer et que les programmes scolaires devaient en reconnaître le rôle positif.

Extraits : « Article 1er. – La Nation exprime sa reconnaissance aux femmes et aux hommes qui ont participé à l’œuvre accomplie par la France dans les anciens départements français d’Algérie, au Maroc, en Tunisie et en Indochine ainsi que dans les territoires placés antérieurement sous la souveraineté française. Elle reconnaît les souffrances éprouvées et les sacrifices endurés par les rapatriés, les anciens membres des formations supplétives et assimilés, les disparus et les victimes civiles et militaires des événements liés au processus d’indépendance de ces anciens départements et territoires et leur rend, ainsi qu’à leurs familles, solennellement hommage ». « Article 4. (rédaction initiale) – Les programmes de recherche universitaire accordent à l’histoire de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, la place qu’elle mérite. Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit. La coopération permettant la mise en relation des sources orales et écrites disponibles en France et à l’étranger est encouragée » (NB : le 2e alinéa a été abrogé par décret du 15 février 2006).  « Article 5. – Sont interdites :

  • toute injure ou diffamation commise envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur qualité vraie ou supposée de harki, d’ancien membre des formations supplétives ou assimilés ;
  • toute apologie des crimes commis contre les harkis et les membres des formations supplétives après les accords d’Evian.

L’Etat assure le respect de ce principe dans le cadre des lois en vigueur ».

Pourquoi des « lois mémorielles » ?

La loi Gayssot, première des lois mémorielles, a été adoptée dans un contexte de publicité des thèses du négationniste Robert Faurisson remettant en cause le génocide des Juifs et de leur exploitation par l’extrême-droite. Son but était de lutter contre ce négationnisme et de reconnaître la douleur des survivants et des descendants des victimes face à ces remises en cause.

Les lois suivantes ont repris ces objectifs de lutte contre la négation de faits historiques avérés (génocide arménien, esclavage, traite négrière) et de reconnaissance symbolique des mémoires blessées (Arméniens, habitants des départements d’outre-mer, anciens colonisés, rapatriés, Harkis). La question de l’efficacité de ces dispositifs est en débat.

 De la loi de 2005 au débat sur les « lois mémorielles »

Le 23 février 2005 est promulguée la loi portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés, dont l’article 4 prévoit notamment que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer ».

Un mois plus tard, une pétition d’historiens intitulée « Colonisation : non à l’enseignement d’une histoire officielle » est publiée dans (25 mars 2005). Elle réclame l’abrogation de la loi du 23 février 2005. Une deuxième pétition, « Liberté pour l’histoire »», paraît indignes d’un régime démocratique »» des quatre « lois mémorielles ». Le 20 décembre, un appel est lancé par 32 écrivains, juristes et historiens en réaction à la pétition du 13 décembre : « Ne mélangeons pas tout » .

Finalement, le 2e alinéa de l’article 4 de la loi du 23 février 2005 est abrogé le 15 février 2006 par décret, après qu’une décision du Conseil constitutionnel du 31 janvier 2006 a rendu possible cette opération en déclarant que cette disposition ne relevait pas du domaine de la loi.

Le débat rebondit quelques mois plus tard avec une proposition de loi par laquelle des députés veulent sanctionner la contestation de l’existence du génocide arménien de 1915, en complétant la loi du 29 janvier 2001 qui le reconnaissait officiellement. Ce texte prévoit les mêmes peines que celles introduites par la loi Gayssot du 13 juillet 1990 pour la négation de la Shoah.

 Les termes du débat sur les « lois mémorielles »
  • Les « lois mémorielles » peuvent-elle établir une vérité historique ?

Le débat a jailli vigoureusement après le vote de l’article 4 de la loi du 23 février 2005, qui imposait une lecture historique « positive » de la colonisation française et le développement des recherches sur ce sujet. Il s’est crispé encore davantage après le dépôt d’une plainte, fondée sur la loi Taubira, pour contestation de crime contre l’humanité contre l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau. Celui-ci précisait que les traites négrières n’étaient pas un génocide, car elles n’avaient pas pour but l’extermination d’un peuple, mais ne remettait pas en cause leur caractère de crime contre l’humanité (juin 2005). Même si la plainte a été retirée depuis, cette « affaire » a posé la question de la liberté de recherche des historiens, d’une officialisation par la loi d’une bonne interprétation de l’histoire que les juges seraient chargés de faire appliquer. Tout révisionnisme historique serait alors difficile (le « révisionnisme »», démarche critique classique qui vise à revoir la lecture et l’interprétation historique d’un sujet en se fondant sur l’apport de nouvelles sources ou leur réexamen, devant être distingué du « négationnisme », discours ayant pour but de nier la réalité d’un fait historique confirmé par les sources).

Plusieurs conceptions des rapports entre la loi et l’histoire s’affrontent. Les signataires de « Liberté pour l’histoire » sont partisans d’une stricte séparation, gage de démocratie, « Dans un Etat libre, il n’appartient ni au Parlement ni à l’autorité judiciaire de définir la vérité historique ». Pour Gérard Noiriel, un des inspirateurs de la pétition du 25 mars 2005, on ne peut pas empêcher le législateur d’intervenir sur ce qui touche à la mémoire. En revanche, la ligne rouge est franchie quand le politique veut se mêler de la recherche et de l’enseignement en histoire. C’est le cas de l’ancien article 4 de la loi du 23 février 2005, mais aussi dans une certaine mesure de la loi Taubira. En effet, elle établit que les programmes scolaires et de recherche devront accorder à la traite négrière et à l’esclavage la place qu’ils méritent, mais n’impose pas un jugement positif ou négatif sur la question.

D’autres historiens, en revanche, soulignent qu’il ne s’agit pas de dicter l’histoire mais de lutter contre l’idéologie de la négation. En cela, le juge appliquant la législation en vigueur n’intervient pas pour savoir si ce que dit l’historien est vrai, mais si son travail et ses allégations révèlent une intention de nuire.

  • Les « lois mémorielles » n’incitent-elles pas à une « guerre des mémoires » et à une « concurrence des victimes » ?

La loi du 23 février 2005 a mis en concurrence deux mémoires, celle des rapatriés et celle des anciens colonisés ou de leurs descendants présents sur le territoire français. Françoise Chandernagor, écrivain, ancienne maître des requêtes au Conseil d’Etat mais aussi descendante d’esclave, situe le début de ce phénomène avec la loi Gayssot. Le Parlement a ouvert « la boîte de Pandore : à partir de ce moment-là, chaque fraction de la population a voulu la loi « mémorielle » qui sacralisait son propre malheur ». Pour Claude Lanzmann, il n’y a pas concurrence mais « universalité des victimes ». Pour lui, « comprendre que la loi Gayssot, qui porte sur le désastre le plus paradigmatiquement antihumain du XXe siècle, est aussi une garantie et une protection pour toutes les victimes », éviterait la guerre des mémoires et cette concurrence des victimes. Seulement, ce caractère universel échappe aujourd’hui à beaucoup. Comme le dit Henri Rousso, « la mémoire de la Shoah est ainsi devenue un modèle jalousé, donc, à la fois, récusé et imitable : d’où l’urgence de recourir à la notion anachronique de crime contre l’humanité pour des faits vieux de trois ou quatre cents ans ». Derrière ces réflexions, c’est la question de l’opportunité clientéliste et électoraliste de ces textes qui est également posée.

  • Ces lois ne remettent-elles pas en cause les frontières entre histoire et mémoire ?

L’article 4 de la loi du 23 février 2005 soulignant le caractère positif de la présence française outre-mer imposait une lecture d’un fait historique et introduisait une confusion entre histoire et mémoire. Pour Gérard Noiriel, s’il n’appartient pas à l’historien de régenter la mémoire collective, il distingue clairement « l’histoire, qui explique et tâche de faire comprendre, et la mémoire, qui juge ». Mais, si l’histoire et la mémoire sont de natures différentes, elles sont néanmoins liées. La mémoire a permis de renouveler les approches historiques (par exemple : Henry Rousso, , 1987) et amener les historiens à travailler sur des champs jusque-là négligés.

En 2000, le philosophe Paul Ricoeur publiait dans lequel il souligne l’importance d’un « travail de mémoire », et non pas d’un devoir de mémoire, à l’image d’un travail de deuil, dans lequel l’histoire peut contribuer à transformer une mémoire malheureuse en une juste mémoire, heureuse et pacifiée.

  • Faut-il une abrogation totale ou partielle de ces lois ?

Certains historiens réclamaient l’abrogation uniquement de la loi du 23 février 2005, ou de son article 4, mais d’autres souhaitent l’abrogation ou la modification des quatre lois qui « ont restreint la liberté de l’historien ».

D’un point de vue juridique, ces lois sont de nature différente. La loi Gayssot de 1990 est la seule à créer un délit, la négation du génocide des Juifs, et à prévoir des sanctions applicables par le juge grâce à l’ajout d’un article 24 bis à la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881.

Les trois autres lois, si elles ont en commun de ne créer aucun délit ni de prévoir aucune sanction, ne sont pas non plus sur le même plan. La loi Taubira et celle du 23 février 2005 ont une fonction normative, c’est-à-dire qu’elles énoncent des règles de droit qui posent des prescriptions. Ainsi, la loi Taubira permet par exemple aux associations de défense de la mémoire des esclaves de se constituer parties civiles dans des procès pour provocation à la discrimination, à la haine, à la violence, pour diffamation ou injure. La loi du 23 février 2005 fixe les droits des Harkis dont celui de se défendre dans le cadre des lois déjà en vigueur contre les injures ou diffamations commises à leur encontre. Mais la loi du 29 janvier 2001, composée d’un article unique reconnaissant le génocide arménien de 1915, a une fonction uniquement déclarative. Elle matérialise un engagement symbolique.

Certains juristes estiment que les lois mémorielles, dans ce qu’elles ont de déclaratif, dénaturent la loi, dont le rôle est d’édicter des normes.