Depuis les années 1980, le thème des violences dans les banlieues suscite l’intérêt d’un public grandissant, s’imposant comme un véritable problème social. Les médias, les hommes politiques et les chercheurs s’interrogent sur ces quartiers difficiles qui condensent la plupart des problèmes de société : chômage, immigration non régulée, exclusion, échec scolaire, délinquance, économie parallèle, violence collective… Un consensus paraît se dégager quant à l’existence d’un triptyque associant les banlieues, les jeunes et la violence.

 

En France, les banlieues qui cumulent les contraintes pesant sur l’espace urbain paraissent rendre compte, plus clairement que les autres secteurs, des formes paroxystiques de la difficulté à vivre et à se projeter dans l’avenir. Un retour sur le passé montre combien les densités urbaines ont engendré d’appréhension.

À l’origine, il y avait les faubourgs, ces constructions édifiées hors des remparts, jouxtant la ville. Puis ces faubourgs prirent le nom de banlieues, ce qui signifiait qu’ils s’étendaient sur une lieue sous son autorité, son .

  • Sous la Révolution et le 18 siècle

Déjà, la peur des sans-culottes est associée aux quartiers surpeuplés de Paris. À la fin de la Restauration, beaucoup d’hommes politiques nouvellement promus opposent aux lumières de la ville la noirceur des faubourgs périphériques, et dénoncent la menace que leurs habitants feraient peser sur le centre. Au début de la monarchie de Juillet, l’insurrection des canuts, partie de la Croix-Rousse à Lyon, suscite un grand émoi dans la bourgeoisie, d’autant plus qu’elle est perçue comme une menace contre la propriété et l’ordre bourgeois fondé alors sur l’inégalité sociale et économique.

  • Sous le 19 siècle

Sous la plume de Saint-Marc Girardin, on peut lire dans , à la fin de l’année 1831 : « Les barbares qui menacent la société ne sont point dans le Caucase…; ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières… ». À leur manière, les récits contemporains sur les « violences urbaines » et la « poudrière des banlieues » font écho à cette thématique de la peur des faubourgs; mais la dimension politique est d’une bien autre teneur aujourd’hui…

À la densité urbaine sont associées non seulement la figure du peuple au XIXe siècle, mais aussi l’image du criminel qui peut agir seul ou en bande. Cette image s’est enrichie d’appellations diverses au cours du temps : après les « coquillards » de François Villon, après les « cartouches » de l’Ancien Régime et les « escarpes » de Provence sous le règne de Louis-Philippe, on voit se profiler les « sauvageons » vers 1880, au moment de la préparation de la loi sur la relégation des récidivistes, puis « les Apaches » autour de 1900, sans doute en référence à Buffalo Bill et à la conquête de l’Ouest…
Familiers des bas-fonds, ces derniers ont le goût du risque et ne craignent pas de faire couler le sang. Certains d’entre eux laissent croire qu’ils veulent construire une contre-société en endossant des idéaux anarchistes, alors qu’ils proposent simplement d’en revenir aux formes les plus archaïques des relations sociales, qui étaient fondées sur la loi du plus fort. Ils seront pourchassés avec férocité par une bourgeoisie inquiète pour ses biens.

  • Sous le 20 siècle

La lecture des journaux populaires, du au en passant par l’, montre combien le regard sur la violence devient plus incisif au début du XXe siècle. Face à la croissance de la délinquance organisée, les premiers essais de chiens policiers ont lieu en 1907 à Neuilly, c’est-à-dire dans les beaux quartiers de la périphérie, alors qu’en réalité, les Apaches dépouillent plus volontiers les miséreux de Belleville ou des environs.

  • Aujourd’hui

Le centre-ville ne fait pas peur, alors qu’objectivement, il est davantage touché par la délinquance que la périphérie. Aujourd’hui encore, les quartiers centraux , les Champs-É lysées à Paris ou la rue de la République à Lyon par exemple, connaissent plus de délits que la plupart des cités périphériques, mais ils ne génèrent pas pour autant de sentiment d’insécurité.

Précisément, après une période de paix sociale liée à l’utopie collective qui a porté l’avènement des grands ensembles d’habitat social, les banlieues contemporaines sont créditées d’une charge violente dans l’imagerie collective, notamment depuis les émeutes qui ont enflammé la périphérie lyonnaise en 1981, et surtout en 1990 quand le centre commercial du Mas-du-Taureau a été incendié à Vaulx-en-Velin. Elles font peur au point que l’on pourrait parler aujourd’hui d’« une haleine des banlieues », comme on parlait jadis de « l’haleine des faubourgs », c’est-à-dire de lieux qui associent insuffisances sanitaires, carences en matière d’équipements, péril social et danger politique.

 

Ces banlieues sont bien évidemment aujourd’hui autonomes, constituées de quartiers revêtant une certaine homogénéité. Ces agglomérations sont diversifiées :

  • Certaines sont riches, ne comportant que peu ou pas de logements sociaux.
  • D’autres regroupent des populations en situation de grande précarité, le plus souvent issues de l’immigration régulière ou occulte. Les conditions de vie au sein des cités qui s’y sont édifiées, en particulier les conditions de logement, sont loin d’être satisfaisantes : croissance illimitée des espaces urbains, production d’un parc d’habitations « adapté » à la demande des plus pauvres, allant de la conservation de taudis, à la construction de bâtiments collectifs à bon marché, type d’habitat qui a renforcé la ségrégation de certaines catégories sociales, concentrant en un même lieu des logements d’autant plus fragiles qu’ils sont peu investis par ceux qui y vivent.

Certains grands ensembles de la banlieue parisienne regroupent ainsi des milliers de logements, comptant près de 50 % de jeunes de moins de 20 ans – contre 27 % en Île-de-France – et plus de 80 % d’employés et d’ouvriers. Le taux de chômage y est considérablement élevé et la population d’origine étrangère trois à quatre fois supérieure à la moyenne nationale. Le tout conduit à des rivalités et à des affrontements de bandes se réclamant d’une cité, d’un quartier ou d’un groupe ethnique.

 

Des « apaches » du début du XX siècle aux « zoulous » des années 1990, en passant par les « blousons noirs » des années 1960, le phénomène n’est pas nouveau : les bandes restent perçues comme déviantes et menaçantes pour l’ordre public.

Le regroupement des jeunes en leur sein correspond à un besoin de sociabilité juvénile et participe à leur construction identitaire. Ces regroupements ne sont, il est vrai, pas tous porteurs de violence. Le plus souvent, il s’agit de bandes de copains qui se réunissent pour bavarder, s’amuser ou faire du sport. Il s’agit de passer du temps ensemble, non d’organiser des opérations délictueuses. Mais les déambulations au pied des immeubles ou dans la rue n’en sont pas moins perçues comme engendrant un climat d’insécurité, alors que les jeunes des cités ayant de réels comportements problématiques – violences verbales et physiques – ne forment qu’un dixième environ de la population juvénile masculine de ces quartiers.

Certains groupes de jeunes posent cependant problème dans les banlieues par leurs agressions et leurs incivilités, trois traits majeurs les caractérisant : ils sont souvent constitués de jeunes issus de familles migrantes défavorisées, sont associés à un territoire et comptent principalement des garçons. Ils sont le produit de la désorganisation sociale et de l’exclusion, situations générant des sentiments de frustration économique, de hors-jeu social et d’humiliation qui conduisent à la haine. Ces bandes donnent à ceux qui en font partie ce minimum de sociabilité, de solidarité et de règles que la société n’est plus en mesure de leur offrir, leur ouvrant des perspectives d’intégration et de valorisation personnelle. La violence est alors un moyen d’exprimer leur rage et de prouver leur existence au reste du monde, participant de leur identité et de leur honneur. Les pressions exercées sur les membres expliquent leurs conduites de compétition et de défis plus ou moins violents, qui confèrent à leur auteur un statut d’initié, ajoute Sauvadet. Contrairement au passé cependant, ces bandes qui hantent les cités ne sont plus organisées et dominées par un leader, se formant souvent de façon ponctuelle, comme lors des échauffourées avec la police ou avec les jeunes d’une autre cité.

 

En novembre 2005, des émeutes ont embrasé ces banlieues. Souvent le fait de jeunes agissant selon une logique « déni – défi – délit », elles ne correspondaient pas pour autant à des communautés ou à des groupes déterminés. Ces jeunes avaient pourtant en commun une scolarité chaotique, des parents dépassés sinon démissionnaires, un décrochage social allié à un manque de repères, une absence de sensibilité aux mesures éducatives et aux sanctions, le tout paradoxalement associé à un appétit de consommation effréné. Ces adolescents livrés à eux-mêmes, constituaient non des bandes organisées et permanentes, mais des « meutes ». Issus le plus souvent de cadres familiaux déstructurés, ils se regroupaient autour d’un noyau dur délinquant très actif.

 

Pour les pouvoirs publics, ce sont des « sauvageons » ; pour l’homme de la rue, de la « racaille », des jeunes qui « tiennent les murs », des . L’appartenance territoriale est à l’origine de leur regroupement. Ils sont solidaires et motivés par l’appât du gain, lui-même en relation avec les frustrations ressenties ou vécues. Ils se sont connus au collège et ont des goûts communs, vivant en relative autarcie et commettant des délits qui vont du vol à l’arraché au vol à main armée, allant parfois jusqu’au crime.

La question de la violence se révèle particulièrement difficile à aborder car elle n’est pas seulement une réalité objective mais aussi une notion subjective différant selon la situation, le moment et la personne qui la subit. Deux formes de délinquance peuvent cependant être distinguées :

  • La première rassemble les conduites dites « expressives » qui ne visent pas de gain matériel, tels les bagarres ou les affrontements contre les forces de l’ordre.
  • La seconde dite « acquisitive » regroupe les conduites visant un bénéfice économique tels les vols et les trafics.

En l’espace de quelques années, la délinquance juvénile a considérablement évolué se caractérisant, selon le ministère de l’Intérieur, selon trois perspectives : les délinquants mineurs sont de plus en plus nombreux, de plus en plus jeunes et de plus en plus violents et armés. Le nombre en est ainsi passé de 14 000 en 1955 à plus de 193 600 en 2005. Près d’un quart de ceux qui sont poursuivis devant le juge des enfants ont moins de 14 ans. La moitié sont mis en cause pour des atteintes aux biens et près d’un sur cinq concerné par des atteintes à l’intégrité physique.

En 2008, 181 449 affaires qui mettaient en cause des mineurs ont été traitées par la justice en France, dont 150 333 poursuivables. Les juges des enfants ont été saisis de plus de 78 800 dossiers de mineurs délinquants et de plus de 96 000 dossiers de mineurs en danger. Près de 452 000 mineurs et jeunes majeurs ont été présentés à la justice et, pour 386 000 d’entre eux, pris en charge au titre des mineurs délinquants, de l’enfance en danger ou de la protection des jeunes majeurs : sur près de 218 000 mineurs ayant été mis en cause par la police et la gendarmerie, soit 17 % des personnes identifiées comme auteurs présumés d’infractions, près de 161 000 ont fait l’objet d’une décision du procureur de la République (74 %), 57 000 affaires n’étant pas poursuivables (21 %) ou classées sans suite (5 %).

Près de la moitié des décisions (48 %) consistaient en un rappel à la loi par le procureur ou son délégué, une médiation ou une réparation pénale ; 83 000 mineurs étaient, en revanche, présentés devant une juridiction pour mineurs ou un juge d’instruction. Près de 92 000 ont été pris en charge par les services publics ou associatifs de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), faisant l’objet d’un suivi par un éducateur. Près de 5 500 ont fait l’objet d’un placement hors du milieu familial, 3 000 ont été placés dans un établissement renforcé ou fermé et 3 500 mis en détention. Simultanément, près de 291 000 mineurs ont bénéficié d’une prise en charge au titre de l’Enfance en danger ou de la Protection des jeunes majeurs, 212 000 étant confiés à l’Aide sociale à l’enfance (ASE) ou au secteur privé. Il y avait, au total, 170 500 mineurs pris en charge par les services de la PJJ, dont 92 000 délinquants juvéniles, 73 000 mineurs en danger et 5 500 jeunes majeurs. Il est vrai que les récidives étaient relativement rares, deux mineurs sur trois ayant fait l’objet de décision pénale ne commettant plus de nouvelle infraction l’année suivante.

 

La violence interpersonnelle se concentre principalement dans les quartiers pauvres de la périphérie, et si les jeunes en sont les principaux auteurs, ils en sont également les principales victimes. La probabilité d’être victime d’un acte de violence est deux fois plus élevée si l’on habite un quartier sensible que lorsqu’on habite dans un centre-ville. De plus, une véritable économie parallèle s’est enracinée dans les banlieues avec l’aggravation de la situation économique. Cette économie est liée à divers trafics et recels, ne concernant cependant qu’un nombre restreint d’adolescents.

Il n’y aurait environ que 5 % des jeunes des cités, généralement des garçons, à être responsables de la moitié de la petite délinquance, 86 % des délits graves et 95 % des trafics. Par-delà cette délinquance juvénile, ce sont les incivilités des jeunes – injures, menaces, attitudes provocantes, bruits et troubles du voisinage, vandalismes, incidents dans les transports en commun – qui dominent la perception des problèmes de vie quotidienne de ces quartiers. Elles ne portent pas physiquement atteinte aux personnes mais dérogent aux règles élémentaires de vie en société. Dégradant la qualité de vie des habitants, mais n’étant pas juridiquement définies, elles engendrent le sentiment d’une démission des pouvoirs publics.

Violences urbaines et délinquance sont souvent concomitantes, les agressions entre bandes, également. C’est ainsi qu’en 2005 le journal  recensait 435 affrontements graves, dont la moitié en Île-de-France, alors qu’il n’y en avait eu que 225 l’année précédente, les nombres de morts étant respectivement de huit et de quatorze. La plupart des meneurs sont Français (87 %), bien que fréquemment issus de minorités culturelles. La moitié d’entre eux sont de jeunes adultes entre 19 et 25 ans ; 80 % ont été mis en cause dans des délits de droit commun, en particulier pour trafic et usage de stupéfiants. La violence de certains est extrême, les policiers parlant de « barbarie », de sauvagerie et d’acharnement. En groupe, le dérapage peut survenir à tout moment, le fait de donner la mort étant perçu par certains comme un rite initiatique permettant d’être reconnu par les autres. Nombre d’entre eux consomment des drogues poussant le plus souvent à la violence, en particulier des amphétamines – présentées parfois comme de l’ecstasy – et de la cocaïne. La déscolarisation et la violence scolaire sont fréquentes. La délinquance dans les transports publics est courante : vol de caisse sous la menace d’une arme, racket des passagers, vandalisme, agressions de conducteur, de contrôleurs et d’usagers. La dégradation et la destruction de véhicules sur la voie publique deviennent un moyen d’expression banal de la révolte et de la violence gratuite ou sont utilisées dans le but de monter des guets-apens contre la police ou les pompiers.

La direction centrale des Renseignements généraux a créé en 1991 un observatoire des violences urbaines et dressé une grille destinée à l’évaluation des désordres publics et des conflits entre les jeunes et les institutions. Trois évolutions majeures ont ainsi pu être relevées en2000 :

  • les rapports entre les jeunes et les institutions se sont dégradés au fil du temps tant en ce qui concerne les forces de l’ordre que le système éducatif, les services sociaux, les transports en commun, les équipements collectifs ou les pompiers ;
  • cette violence se déploie dans le temps et l’espace : si, en 1991, 106 quartiers étaient touchés par les violences urbaines, ils sont 636 en 1995 et 818 en 1999 ;
  • les zones qui génèrent une forte activité délinquante et violente sont principalement les cités HLM à forte densité de population issue de l’immigration.

 

D’autres difficultés sont en relation avec les rapports sociaux qu’entretiennent les habitants avec l’extérieur : sentiment d’exclusion, de ségrégation, de stigmatisation et de rejet qui mène les habitants à adopter une « culture de rue ».

  • Exclusion et ségrégation

La distance séparant les banlieues sensibles du centre-ville élargit le fossé entre les populations. Il s’agit ici non de la distance géométrique, qui tend à régresser grâce au développement des transports publics censés favoriser, du moins en théorie, l’intégration physique des jeunes des banlieues, mais de la distance mentale, les quartiers sensibles étant devenus pour certains des refuges ultimes. Depuis une génération, la mise à distance des jeunes qui les habitent a induit cette culture de « rouilleur de pied d’immeuble ». Leur éloignement des règles de la société les place hors jeu, car ils sont nés et ont grandi à distance de la ville, entre semblables. Tout ce qui n’est pas de leur cité finit par être rejeté : bus caillassés et incendiés, écoles vandalisées, pompiers agressés… Les offres d’emploi, elles-mêmes, sont jugées sans intérêt si elles impliquent l’éloignement de la cité-refuge, désintérêt qui fait d’ailleurs l’affaire des éventuels employeurs qui souhaitent rarement engager des jeunes issus de certains quartiers. En outre, s’ils « vont en ville », ces jeunes se voient fréquemment l’objet de stigmatisation à travers les contrôles d’identité et les refus d’accès à certains lieux. C’est particulièrement le cas lorsque, issus de l’immigration, ils restent perçus avant tout comme des immigrés, bien qu’ils soient de nationalité française. Les sorties de la cité s’apparentent pour eux à un passage de frontière, leur faisant revivre une humiliante immigration symbolique, marquant une double rupture entre leur quartier et le centre-ville, la première étant associée à la mémoire de l’exclusion, la ville étant vue comme un lieu de discrimination, et la seconde liée à ce que la ville est perçue comme un lieu de consommation, espace où se concentrent leurs frustrations.

La ville peut être un lieu d’opération ; la cité reste le refuge : on vole une voiture dans les beaux quartiers, mais le véhicule est exhibé lors d’un « rodéo » au sein de la banlieue. Les comportements qui « mettent le feu » aux banlieues sont de l’ordre d’une délinquance collective de jeunes s’associant, se reconnaissant et s’identifiant mutuellement. C’est une délinquance de proximité motivée par la volonté de conquérir le pouvoir urbain et par l’oppression quotidienne de ceux qui ne voudraient pas respecter ce pouvoir. Généralement spontanées, les violences urbaines ont une amplitude médiatique affirmée, conduisant à des réactions de ras-le-bol de la population, de mise en accusation des parents perçus comme démissionnaires et laxistes, voire bénéficiaires des délits de leurs enfants, et d’une vive critique des autorités qui ne feraient pas leur travail de maintien de l’ordre républicain.

La crise des banlieues s’inscrit également dans un contexte de « mise à mal des repères ». Le développement d’un monde dans lequel les valeurs dominantes sont celles du profit et de la réussite personnelle obère la construction identitaire et la socialisation juvénile. Ces adolescents privilégient les liens affinitaires au détriment des liens institutionnels. Souvent dépourvus des apprentissages élémentaires, ils se trouvent livrés à eux-mêmes face à un social éclaté. Privés d’un système de valeurs et d’un rapport clair à la loi, voire d’identité culturelle unifiée, ils se lancent dans tous les excès, s’engageant dans la délinquance et la violence, sans la moindre culpabilité à l’image des adultes qu’ils fustigent, citant les vols dans les grandes surfaces dont ils n’ont pas l’apanage, les fraudes des grands patrons ou les arnaques financières et politiques, dont les acteurs sont rarement inquiétés. Ils comprennent difficilement, il est vrai, que le fait de « casser » une vitrine à la fin d’une manifestation, pour y dérober quelques centaines d’euros de matériel hi-fi ou de produits de luxe, entraîne une comparution quasi immédiate des coupables devant le tribunal et leur condamnation à de la prison ferme, alors que des détournements de millions d’euros dans le monde de la finance ou des affaires provoquent l’ouverture de procédures qui leur semblent interminables et dont ils perçoivent mal les retombées pénales. La crise des institutions se double d’ailleurs d’une crise du contrôle social, les incivilités et les violences envahissant certains espaces publics où la surveillance ne s’exerce plus. Le dérèglement social est, lui aussi, à l’origine de ces situations, l’affaiblissement manifeste des règles collectives censées contrôler les conduites individuelles accélérant l’installation de zones de non-droit et renforçant les comportements problématiques.

 

  • Du conformisme à la ségrégation et la culture de rue

La lassitude, le « ras-le-bol » envahissent de nombreux jeunes face à la vie que leur propose une société de plus en plus ségrégative et inégalitaire. Leurs aspirations sont cependant conventionnelles, Dubet les qualifiant même de conformistes. La société de consommation les transforme en consommateurs d’exclusion scolaire, professionnelle et culturelle, faisant naître un sentiment de dévalorisation personnelle, d’injustice et de « rage ». Dans les banlieues vivent des adolescents qui non seulement n’ont pas les moyens de consommer comme le prônent les médias mais qui savent de plus qu’ils ne feront vraisemblablement pas partie du monde du travail. Certains développent alors des stratégies déviantes où ils se vengent d’une politique qui les traite comme des « citoyens de seconde zone », tout en optant pour une stratégie de consommation ostentatoire vis-à-vis des marques. Délinquance et violence résultent alors de leur « conformisme frustré ».

La délinquance et les violences s’enracinent sur sentiment de ségrégation spatiale. La population reléguée dans les banlieues difficiles est souvent ignorée par les pouvoirs politiques, les jeunes se percevant comme les défenseurs de leur quartier, comme les habitants d’un territoire défini par la marginalisation. Alors, des incidents fréquents opposent jeunes et forces de l’ordre, tendant à cristalliser la violence d’une jeunesse exclue prête à se jeter dans la première rixe et à la transformer en épreuve de force opposant ceux qui représentent la société et ceux qui n’en font plus partie. De même, incivilités et violences envahissent les espaces où la surveillance des adultes ne s’exerce plus. D’une telle situation se dégage souvent chez les habitants un sentiment d’impuissance et de colère à l’égard de ces jeunes qui par leurs actions et leur présence en bas des immeubles, dans les halls et les caves, rappellent constamment aux autres qu’ils dominent la cité. On peut alors, avec Marchal, évoquer une « culture de ségrégation ». L’appartenance à la cité est au cœur de l’identité de ces adolescents et s’associe à deux types de conduites : s’approprier et protéger son espace. Le quartier fait l’objet d’un très vif attachement et la sociabilité des « copains d’en bas » offre un contrepoint à la désorganisation et à l’exclusion. L’identification à la cité stigmatisée convertit le handicap en une force, protégeant ses membres du mépris social, devenant ainsi, pour Lagrange, un fait de socialisation.

 

Source : pierre G COSLIN ces ados qui nous font peur