Si la
notion de société numérique ne bénéficie pas aujourd’hui d’une forte légitimité
conceptuelle, son usage, néanmoins, s’est largement répandu conjointement à
l’essor des technologies de l’information et de la communication et des réseaux
numériques, lui conférant ainsi une résonance de plus en plus familière. Mais
que recouvre cette notion ?

1. Définition de l’expression

Présente
dans des articles de presse grand public et spécialisée, dans des ouvrages
émanant de l’univers des sciences sociales et humaines, elle semble souvent se
substituer à des expressions jusqu’ici consacrées telles que société de
l’information ou société en réseaux, comme si elle leur succédait. Elle
souligne la puissance de la technologie et sa marque laissée sur l’ensemble de
la société puisque celle-ci est désormais caractérisée par un adjectif situé
dans son champ lexical.

Elle
est également l’affirmation de l’irruption d’une ère nouvelle et d’une mutation
radicale. Enfin, elle connote l’homogénéité et l’universalité de ce mouvement.
Toutefois, son succès grandissant ne doit pas occulter le flou qui l’entoure
tant au niveau de son contenu que de ce qu’elle recouvre, comme l’approximation
sémantique de ses divers emplois le révèle.

2. Les causes de cette société : Le sceau de la technologie

Le
rapport à la technique apparaît comme un élément constitutif de la société
numérique à plusieurs égards. Comme l’épithète le signale, l’une des fondations
de la société numérique est technique puisqu’elle repose nécessairement sur la
possibilité de la numérisation du signal, un mode de traitement des données
remplaçant progressivement l’analogique.

Son
principe réside dans la transposition de signes comme les lettres, les chiffres,
les images ou les sons en configurations d’impulsions électriques qui sont
ensuite traduites sous forme de nombres en numération binaire 0 ou 1 selon que
le circuit électrique est ouvert ou fermé.

3. Genèse d’une société numérique

La
numérisation a commencé à être appliquée avec beaucoup d’ampleur dans les
années 1970 dans le domaine de la téléphonie, puis elle s’est étendue aux sons
et musiques à partir de 1980 ainsi qu’aux images.

Elle a
permis la convergence numérique entre les trois secteurs de l’informatique, des
télécommunications et de l’audiovisuel, un concept apparu dans les années 1990
qui guide depuis le développement des technologies les plus récentes et dont
dépend la capacité des appareils numériques à remplir plusieurs fonctions.

L’extension
du numérique qui amène les analystes à entrevoir une évolution de la société
vers le tout numérique participe pour une part à l’idée de l’émergence d’une
société numérique. La société numérique s’appuie aussi sur le déploiement d’un
dispositif sociotechnique : le réseau.

Son
étude historique montre l’importance qu’il a prise à la fois en tant que
paradigme et en tant que couverture toujours plus large de la réalité comme
mode d’organisation spatiale et sociétale. C’est à partir de 1996 que les réseaux
numériques se sont vraiment imposés à peu près au même moment que les grilles
informatiques, Grid computing.

Ces
grilles s’apparentent à des sortes d’ordinateurs planétaires dont les éléments
(ordinateurs, serveurs…) sont réunis via des réseaux comme Internet.
L’informatique dans les nuages, Cloud computing, fondée sur des infrastructures
dotées de milliers de serveurs répartis à l’échelle mondiale, représente une
généralisation de cette approche à de multiples applications.

Enfin,
les objets qui lui sont le plus attachés comme les ordinateurs, baladeurs,
téléphones portables, appareils photos numériques, appartiennent également à ce
champ de la technique et de l’innovation technologique.

Exemple de l’ordinateur

La
diffusion de l’ordinateur personnel, le micro-ordinateur s’est accélérée dans
les années 1980 avec la mise sur le marché des Macintosh de Apple et des PC de
IBM bientôt rejoint par Microsoft. Faciles d’emploi, ils ont rapidement pénétré
le monde professionnel puis, plus lentement, les foyers. Leurs performances se
sont considérablement améliorées et les chercheurs explorent des pistes à
partir des avancées de la génétique, de la physique, de l’intelligence
artificielle. On prédit ainsi l’arrivée d’ordinateurs grâce auxquels les objets
et les humains communiqueront entre eux par le biais de puces interactives.

Exemple du téléphone

Si le
mobile a été imaginé à la fin des années 1970, l’arrivée du radiotéléphone
numérique date du milieu des années 1990. Très vite adopté par une large part
de la population mondiale, le téléphone portable a quitté son statut de
téléphone sans fil devant la multiplicité des services qu’il offre et la
diversité des pratiques et des utilisations qu’il permet grâce à la convergence
numérique. D’abord ancrées dans la sphère des télécommunications, ses
applications s’étendent désormais à la vie courante. Le téléphone portable peut
servir d’agenda ou à des activités économiques comme le téléachat, l’accès à
des billetteries…, proposer la connexion à Internet, se muer en messagerie
instantanée, appareil photographique, caméscope, baladeur audio…

Un
choix de société de plus en plus affirmé… Des premiers balbutiements de la
numérisation au virage de la société vers le tout numérique, quelques dizaines
d’années se sont écoulées.

Sauf à verser dans un déterminisme technologique qui soutient que le développement technologique, et en particulier celui des moyens de communication, est le facteur déterminant des transformations sociales, on ne peut imputer la cause de cette propagation rapide du numérique exclusivement à la force des technologies. L’hypothèse de l’avènement d’une société numérique n’est crédible que si les avancées technologiques rencontrent un projet politique impliquant des changements de modèles culturels et sociaux notamment. Or, de nombreux faits indiquent cette conjonction.

Les réseaux

Globalement,
on assiste à une mise en réseaux progressive et généralisée de la société liée
à l’apparition d’un nouveau mode de développement informationnel. Ce réseautage
a été rendu possible par l’invention d’Internet, quoique celle-ci n’ait pas
originairement été animée par cette ambition. De fait, l’élan initial a été
donné par la DARPA, l’agence des projets de recherche de pointe du département
de la Défense américain, créée en 1957 et dont l’un des départements, l’IPTO
(Information Processing Techniques Office), était spécialisé dans la recherche
sur l’informatique interactive.

En
1966, Arpanet, un projet d’un réseau d’ordinateurs pouvant travailler ensemble
à distance, est lancé dans le but de concevoir un outil de travail destiné à
des informaticiens pour faciliter la collaboration entre pairs. Considéré comme
l’ancêtre d’Internet, il aboutit en 1969 avec la connexion au mois de décembre
de quatre universités. C’est seulement après que les chercheurs ont envisagé la
possibilité de relier ce réseau à d’autres réseaux. Un concept est alors
introduit : le réseau des réseaux, présenté par Robert Kahn en 1972 sous le nom
d’ Internetting, qui est le fondement même d’Internet. Il s’agissait de pouvoir
connecter entre eux des réseaux divers : Arpanet, des communications avec les
satellites, des communications par radio.

L’année
de naissance officielle d’Internet est 1983, date à laquelle il désigne un
ensemble de réseaux semblable à aujourd’hui, utilisant les protocoles
d’échanges TCP/ IP à partir des travaux menés par Vinton G. Cerf. D’abord
populaire dans les milieux universitaires puis l’administration et les
entreprises, il a fallu néanmoins attendre l’arrivée du World Wide Web avec Tim
Berners-Lee en 1989 pour lui assurer une notoriété et une diffusion auprès du
grand public à partir du milieu des années 1990.

Depuis,
le chemin parcouru n’a cessé de témoigner de cette résolution d’engager la
société entière dans la voie des réseaux numériques vers l’interconnexion
totale avec plus ou moins de succès.

L’idée
des autoroutes de l’information, information highways, propagée par Al Gore aux
États-Unis pendant la campagne présidentielle de 1992, prévoyait une
architecture et une infrastructure uniques capables de véhiculer tout type
d’informations multimédia sous forme de données numériques, à une très grande
vitesse, avec un accès très étendu et une technologie unifiée. Ses buts
affichés étaient la démocratisation de l’utilisation des nouvelles technologies
et la consolidation du réseau Internet dans la perspective du fameux « village
planétaire » selon la formule célèbre de Marshall McLuhan. Les enjeux de ce
programme ont rapidement dépassé le cadre national américain et, sous l’impulsion
des États-Unis, ce thème a été inscrit comme sujet de réflexion au sommet du G7
en 1994. Il a ensuite été l’objet de prospectives dans les instances
internationales même si l’absence de politique unitaire pour le choix d’un
modèle de développement de ces autoroutes a finalement entraîné un effacement
du projet.

L’organisation
du Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI), qui s’est tenu sous
les auspices de l’Union internationale des Télécommunications, un organisme
spécialisé du système des Nations Unies, est également significative. Le SMSI
s’est déroulé en deux phases, à Genève en décembre 2003, puis à Tunis en
novembre 2005. À l’issue de la première, qui a réuni plus de 11 000
participants provenant de 175 pays, une Déclaration de principes de Genève et
un Plan d’action de Genève ont été adoptés pour attester d’une volonté
politique et promouvoir des mesures concrètes en vue de l’édification d’une
société de l’information. La seconde a porté sur la mise en œuvre du Plan et la
gouvernance d’Internet.

Plus
récemment, les recherches entreprises sur un Internet des objets confirment et
devraient renforcer ce cheminement vers un « ordinateur planétaire ». Elles
réfléchissent effectivement à une mise en réseau effectuée sur la base d’un
étiquetage électronique généralisé des objets et des lieux, voire des
individus, permettant de les identifier à l’aide des puces RFID et de les
relier au réseau Internet.

4. Revers de la société numérique

La
société numérique est suspectée de créer des addictions à la connexion
permanente, aux univers virtuels…, de rendre les communications et les échanges
sommaires du fait de la médiation technique, de proposer des contenus peu
fiables, sinon dangereux pour certaines personnes comme les enfants, et de
mettre en péril les droits d’auteur.

Elle
est en outre perçue comme fragilisant les libertés individuelles et paraît
sonner le glas de la vie privée tellement la frontière entre celle-ci et la vie
publique est perméable et les possibilités de surveillance à distance s’accroissent.

De
nombreuses micro représentations accompagnent aussi les objets et les
dispositifs technologiques qui l’incarnent. Par exemple, l’Internet des objets
baigne déjà dans une pluralité de récits édifiants. Parmi ceux-ci, le concept
de machine to machine (M2M) célèbre un monde où les machines communiqueront
entre elles sans recours à l’intervention humaine. Il rencontre celui de
l’intelligence ambiante qui insiste sur la présence invisible des nouvelles
technologies qui nous entourent, dans notre vie quotidienne, objets, maisons,
espaces de travail et de loisirs… et leur intégration totale à l’environnement.

Ces
deux concepts croisent celui provenu de la Corée et du Japon sur le présage
d’une « civilisation du réseau ubiquitaire » où tous les êtres humains seront
connectés entre eux et avec les objets en tout temps et à tout endroit. Un
récit sur les aliénations provoquées par les applications de l’Internet des
objets qui pourraient installer un régime de surveillance généralisée, aggravé
par des préoccupations sécuritaires et commerciales, se développe également.

De
même, le téléphone portable est le sujet de nombreux récits et figure en bonne
place dans les mythologies du XXIe siècle. Symbole de la globalisation
culturelle et objet de l’ubiquité par excellence, permettant de gérer
efficacement les diverses contraintes spatiales, temporelles et relationnelles,
tout en satisfaisant aux exigences d’autonomie et de subjectivité, grâce à sa
technologie personnalisable et à l’usage expressif auquel il se prête, le
téléphone portable est érigé en véritable instrument d’innovation sociétale.