« Révolutionnaire, Réactionnaire » des termes employés au quotidien et que l’on peine pourtant à définir. Qu’est-ce qu’un réactionnaire ? Qu’est-ce qu’un révolutionnaire ? Et quelles différences avec un conservateur ?

donne des pistes de réflexion..

Mark Lilla est un intellectuel américain, historien des idées, professeur de littérature à l’université Columbia de New York et journaliste. Il écrit fréquemment dans the New York Review of Books et pour The New York Times.

Selon lui, la différence entre le conservateur et le réactionnaire ou le révolutionnaire est que le conservateur part d’une conception particulière de la nature humaine et de sa relation à la société. Son adversaire dans la philosophie politique moderne, c’est le libéral. Pour le conservateur, la vie politique tourne autour de la nécessité de transmettre la culture, la langue, les traditions. La pensée du libéral prend comme point de départ l’individu porteur de droits détaché de la société.

Le fondement de la pensée réactionnaire, en revanche, est plutôt une théorie de l’histoire, et son vrai adversaire dans notre histoire intellectuelle est le révolutionnaire. Le réactionnaire et le révolutionnaire partagent une conviction : pour eux, il y a eu ou il y aura une rupture dans l’histoire qui change ou changera fondamentalement la nature des hommes et de la vie en commun. Le ­révolutionnaire cherche à déclencher cette rupture dans le temps pour refonder la société. Le réactionnaire, quant à lui, est convaincu que la rupture a déjà eu lieu. Il vit donc dans un monde post-apocalyptique dont il veut à tout prix sortir. Mais, pour tous les deux, la tâche la plus importante est de comprendre où l’on se trouve dans l’histoire. Il s’agit de lire les feuilles de thé au fond de la tasse comme le dit Mark LILLA.

Pourquoi confond-on si souvent conservateur, révolutionnaire et réactionnaire ?

Mark LILLA pense qu’il y a un malentendu entre conservateurs et réactionnaires parce qu’ils partagent parfois des idées et des positions politiques. Mais, au fond, ils ont des manières de penser complètement différentes. Le réactionnaire n’est pas respectueux du passé, il est idolâtre de son propre récit du passé. C’est un prisonnier, tout comme le révolutionnaire, d’une prétendue révélation sur le cours de l’histoire qui explique tout et efface la nature contingente de l’histoire. Dans Le Suicide français, Éric Zemmour donne un exemple classique de cette manière de penser. Il énumère toutes les catastrophes de notre temps – contrôle des naissances, censure du langage, marché commun, divorce par consentement mutuel, dénationalisation des grandes industries, avortement, euro, capitulation de l’État devant le pouvoir musulman, interdiction de fumer dans les restaurants -, et puis déclare que toutes ces choses-là sont liées entre ­elles. C’est absurde. Si les conservateurs se plaignent des mêmes développements, ils comprennent que le monde est compliqué et contradictoire, que l’histoire est imprévisible, que nous tâtonnons pour trouver notre chemin. Surtout, ils sont modestes, parce qu’ils ont compris que notre connaissance du monde est limitée.

Peut-on sérieusement mettre tous les réactionnaires dans le même sac ?

D’après Mark LILLA, il y a deux sortes de réactionnaires, que l’on peut comparer à Ulysse et Énée dans la littérature gréco-latine. Ulysse veut retourner chez lui et rétablir l’ordre qui a existé à Ithaque avant son départ. Énée, par contre, ne peux pas retourner chez lui, parce que Troie a été détruite. Donc il reçoit l’ordre de fonder en Italie un grand Empire inspiré par sa ville d’origine. Il y a donc des réactionnaires travaillés par une nostalgie romantique, et d’autres qui veulent refonder la société, de force si nécessaire.

La réaction est-elle toujours blâmable politiquement ?

Mark LILLA explique que oui, parce qu’on ne peut pas revenir dans le passé ; le temps, comme disait Jankélévitch, est irréversible. En revanche, il est très important de regarder le présent avec un œil critique, et le passé peut offrir des exemples pour nous libérer d’une pensée unique de notre temps. Il y a de bonnes raisons de critiquer notre économie, notre système politique, notre vie familiale, même nos vies spirituelles. Je partage un grand nombre de ces critiques, sans croire qu’à un certain moment précis dans le passé le ciel nous est tombé dessus et qu’il faut échapper au présent à tout prix.

Mais la réaction est moins une théorie politique qu’un phénomène psychologique. Le réactionnaire, comme le révolutionnaire, est un type, un caractère. Depuis le XIXe siècle, les écrivains et les philosophes ont essayé de comprendre la mentalité des révolutionnaires. On pense à Dostoïevski, Joseph Conrad, George Orwell, Czeslaw Milosz, Raymond Aron, Jorge Semprun, etc.

Toute critique de la modernité n’est pas forcément réactionnaire !

L’idée que la modernité a commencé à un certain moment présume, en effet, que l’histoire nous vient en morceaux bien différenciés, qu’il y a des époques cohérentes avec des « esprits » distincts, séparés par des ruptures qui bousculent tout. Penser l’histoire en termes d’époques distinctes est une sorte de pensée magique. Dès lors que l’on a trouvé le déclenchement de la modernité, on commence à idéaliser tout ce qui existait avant pour appuyer le contraste afin de condamner tout ce qui vient après.

Comment expliquer le succès des idées réactionnaires ? Sommes-nous dans une époque réactionnaire ?

Quand les gens sont déboussolés – et cela relève de la nature humaine -, ils veulent croire. Comme le disait Rousseau dans L’Émile, les gens préfèrent croire en quelque chose de faux que de ne croire en rien. Parce que nous vivons dans une époque liquide où tout semble changer, où rien ne demeure – nos familles, notre sexualité, la technologie, etc. -, les gens se sentent déstabilisés, ce qui les rend très sensibles aux contes de fées sur l’histoire. « Il était une fois… » leur permet de tout expliquer, de tout comprendre de ces changements et d’avoir l’illusion de pouvoir les maîtriser.

Les populismes sont-ils vraiment réactionnaires ? Donald Trump, par exemple ?

Mark LILLA pense que Donald Trump est avant tout un ambitieux. Mais il existe autour de lui des intellectuels qui appartiennent au nouveau courant du « national-conservatisme » et seront de plus en plus importants. Parmi eux, on trouve de vrais conservateurs qui ont conscience, notamment, de la nécessité de soutenir la nation et la souveraineté, pour des raisons éminemment démocratiques. Les questions liées à l’immigration, par exemple, sont des défis pour la démocratie libérale, parce qu’elles exigent un sens des frontières à l’intérieur lesquelles le peuple est souverain. Si les citoyens décident d’un nombre limité d’immigrés à accueillir sur une période donnée, les libéraux et les conservateurs doivent défendre cette décision démocratique. On n’a pas besoin d’une théorie du déclin de l’Occident pour en voir la nécessité. Mais certains représentants du « national- conservatisme » aux États-Unis sont des réactionnaires classiques qui ont l’ambition de renverser l’histoire et de refonder notre société. Ce qui m’inquiète, c’est que, dans de telles situations, ce sont souvent les plus radicaux qui l’emportent.