Célèbre, entre autre, pour son tableau de « la liberté guidant le peuple », Eugène Delacroix n’a pas directement assisté à l’événement qu’il peint. Il n’était donc pas un révolutionnaire « actif ». Il a lui-même dit .  Pourtant Mathilde Larrère dans Révolutions (2013) nous décrit le peintre comme révolutionnaire, tout au moins sur le plan artistique…

1. L’homme

De son propre aveu, n’a vécu la qu’en « simple promeneur ». Mais, comme il l’écrivait à son frère, « si je n’ai pas vaincu pour la patrie, au moins pourrais-je peindre pour elle ». Réalisée en quelques semaines, à l’automne 1830, La Liberté guidant le Peuple s’inscrit dans un vaste corpus de représentations iconographiques des . Comme le tableau de Delacroix, les toiles et lithographies de la révolution qui circulaient alors s’attachaient à figurer les barricades apparues en juillet et immédiatement érigées en symbole révolutionnaire. Elles représentaient côte à côte bourgeois et ouvriers pour donner à lire l’union du peuple, forme de légitimation de la révolution. Elles montraient, elles aussi, le peuple héroïque, combattant pour la liberté, et donnaient à voir la violence des affrontements en figurant les victimes à terre. Drapeaux tricolores brandis à bout de bras, Gavroches, pavés et tonneaux sont bien les figures imposées de l’iconographie des Glorieuses. Et pourtant, c’est le tableau de Delacroix qui est passé à la postérité, au point d’être maintes fois reproduit, cité, détourné sur des timbres, des billets, des affiches, dans les manuels scolaires…

La puissante modernité de la toile choqua ses contemporains : « Vraiment, M. Delacroix a peint notre belle révolution avec de la boue » déplore un critique au lendemain du Salon de 1831 où est présentée l’œuvre. Contrairement aux représentations de l’époque, de façon toute réaliste, les combattants et les victimes sont sales, couverts de poudre, de poussière, de sang séché. La Liberté surprend plus encore. Delacroix joue avec les codes de l’art classique pour donner naissance à « un bizarre mélange de Phryné, de poissarde et de déesse de la Liberté » comme le note Heinrich Heine. De fait, si le drapé, les pieds nus, la poitrine offerte rattachent la Liberté aux allégories antiques, sa force musculeuse, son teint tanné et la pilosité suggérée de son aisselle campent bien une femme du peuple, comme il y en eut auprès des combattants. Le bonnet phrygien est comme un clin d’œil à la Révolution française, et permet de voir dans le tableau un hymne à toutes les révolutions plus qu’aux seules journées de juillet 1830.

2. Le changement

Mais surtout, Delacroix opère un magistral retournement de point de vue. Les représentations traditionnelles des combats de rue empruntaient alors à la peinture militaire ses compositions d’ensemble, qui plaçaient le peintre, et donc les spectateurs, légèrement en surplomb et en retrait : les scènes principales se déroulaient souvent au second plan, isolées par des combattants vus de dos. Or Delacroix, bien au contraire, campe le peuple face au spectateur, en marche, prêt à surgir du tableau. Plus que la composition pyramidale somme toute classique qui permet d’ériger la barricade en monument, c’est cette dynamique frontale qui fait la force et la modernité de l’œuvre. Elle revient à placer le spectateur au cœur du combat, face à l’assaut final.

Le nouveau roi Louis-Philippe I acheta le tableau pour l’exposer au musée du Luxembourg. Mais la monarchie s’éloignant de ses promesses révolutionnaires, la toile est retirée en 1833, mise en réserve puis restituée à son auteur. Rien de surprenant à ce que la révolution de 1848 la sorte de l’oubli : au mois de mai 1848, le nouveau directeur des musées nationaux présente une fois de plus le tableau au public. Pas pour longtemps cependant puisque le prince président Louis-Napoléon Bonaparte le juge trop engagé et le remise. Ce n’est qu’en 1863 qu’il entre, pour ne plus en sortir, dans les musées nationaux. Cette histoire muséographique chaotique faite d’accrochages et de décrochages contribua à conférer à l’allégorie de Delacroix le statut d’icône.

3. L’icône révolutionnaire

Dans l’imaginaire politique français, l’allégorie de la Liberté et celle de la République se confondent, ce depuis 1792 : déjà sur les sceaux, les médailles, les monnaies de la I République, le régime est figuré sous les traits d’une femme à l’antique, coiffée d’un bonnet phrygien. Si Delacroix, qui n’avait rien d’un républicain, n’avait voulu représenter que la Liberté, il était toujours possible d’y découvrir une Marianne ; c’est bien pour cela que le tableau fut rapidement remisé sous la monarchie de Juillet, laquelle préféra également installer un génie ailé en haut de la colonne de la Bastille plutôt qu’une Liberté féminine. Avec le retour de la république en 1848, la figure de Marianne s’impose plus encore que sous la I République. Ce n’est cependant pas la combattante de 1830 qui orne les emblèmes officiels mais une Marianne plus sage, plus conservatrice, poitrine couverte, cheveux attachés, couronnée de laurier et auréolée de rayons du soleil. L’amazone au bonnet phrygien, cheveux détachés et poitrine découverte, garde alors une portée contestatrice, figure d’une république plus révolutionnaire, plus sociale.

La Liberté de Delacroix se retrouve ainsi au cœur de la bataille d’image que se livrent, à partir de 1848, les familles républicaines. Il faut attendre que la III République soit solidement installée pour que les attributs de la Liberté perdent leur aspect subversif. Dès lors, le tableau de Delacroix entre dans le patrimoine républicain et semble incarner la longue lutte de la république contre la monarchie. Peu à peu, il perd en évocation révolutionnaire ce qu’il gagne en symbolique républicaine, aussi peut-il être utilisé sur les billets de 100 francs, ou même récupéré lors des cérémonies de la Libération de Paris au service de la propagande gaullienne.

influence aussi les photographes qui couvrent les événements révolutionnaires du XX siècle. De plus en plus immergés dans le cœur de l’action (grâce notamment à l’allégement du matériel de prise de vue), ils semblent chercher « leur » Liberté, leurs amazones combattantes, portant drapeau et tête haute. De fait, les photographies d’actualité sont souvent des images-gigognes qui condensent tout à la fois l’événement et son héritage historique. Ces images peuvent donner l’impression d’un bégaiement visuel de l’histoire mais révèlent surtout l’importance des circulations médiatiques et le poids des icônes. Ainsi, le 13 mai 1968, le photographe Jean-Pierre Rey couvre-t-il la manifestation unitaire qui, marquant l’entrée du mouvement ouvrier dans la dynamique étudiante de Mai 68, pose clairement la question d’une possible révolution. Il saisit alors l’image d’une jeune femme juchée sur les épaules d’un manifestant, brandissant un drapeau nord-vietnamien. La photo est d’abord publiée dans Life puis dans Paris-Match, au milieu d’autres. Elle devient une image emblématique et le demeure au fil de ses récupérations médiatiques. La référence, assumée par le photographe, à la Liberté de Delacroix, a participé du processus d’iconisation de la photographie. Des innombrables photographies de jeunes femmes brandissant des drapeaux, celle-ci s’est dégagée par la résonance explicite qu’elle entretient (par la posture, l’éclairage) avec l’icône de 1830.

Jusqu’au XXI siècle, l’œil du photographe et celui du spectateur sont enclins à chercher puis à reconnaître dans la foule révolutionnaire, parfois dans la simple manifestation, la figure qui évoque le tableau originel.