Après avoir donné un sens historique à la notion de dans un précédent article de ce blog, donnons un sens à la notion de Révolutions. Jean-Clément Martin est un français, spécialiste de la , de la et de la . Il explique les différents sens de cette notion au travers l’histoire…

Histoire du mot « Révolution »

L’histoire du mot est bien connue. L’idée du retour au point d’origine de l’astre après une « révolution » complète n’a jamais disparu, même lorsque s’y est ajoutée la dimension des coups d’État et des « révolutions » de palais à l’époque moderne, ni lorsqu’enfin l’image de la rupture « révolutionnaire » est devenue commune après les bouleversements en Amérique et en Europe à la fin du XVIII siècle. La Révolution française, qui illustre exemplairement cette dernière signification, n’est-elle pas partagée entre le désir de revenir à l’état initial de la société et celui de créer une cité inédite ? L’ambiguïté est particulièrement affirmée en ce qui concerne l’Église ; en 1789 celle-ci se retrouve dans la volonté d’inventer un monde nouveau, la pouvant, somme tout, s’apparenter au souhait de tout recommencer. Le modèle français aura hésité entre la régénération de 1789 et la refondation de 1793, avant de s’achever dans les compromis de 1795 et de 1799. Il a pourtant créé le cadre dans lequel les révolutions successives des XIX et XX siècles se sont inventées, s’inspirant et rejetant tout à la fois l’exemple de cette révolution initiale, comme l’illustre la dénomination chinoise des événements de France, « Faguo Dageming » (grande révolution de France), destinée toutefois à être dépassée par la révolution prolétarienne de Mao comme elle l’avait déjà été par la révolution communiste de Lénine. La conviction des Français de réaliser la première de l’époque moderne aura donc été partagée, bon gré mal gré, par les autres nations, qu’elles aient été séduites ou soumises par la « terre des Droits de l’Homme », ou qu’elles aient été horrifiées par la « terreur » liée à la guillotine égalisatrice et aux sans-culottes anthropophages qui peuplèrent les imaginations mondiales après 1792.

Depuis ces années d’expériences primordiales, les opinions mais aussi les historiographies demeurent partagées. Les choses furent relativement simples au XIX siècle lorsque les partisans de la Révolution, même divisés entre eux, voyaient en elle un passé à étudier et à critiquer pour en faire un avenir libérateur, tandis que les « contre-révolutionnaires » affirmaient, preuves historiques à la main, qu’il convenait de condamner la moindre velléité d’imitation et de rapprochement. Cependant, dans ce duel incessant, Révolution et Contre-Révolution continuaient d’alimenter cette machine intellectuelle fantasmatique dans laquelle les historiens, les romanciers et les philosophes, comme les artistes et les cinéastes, puisaient inlassablement.

Un changement venu d’Amérique latine

Les choses changèrent quand d’autres expérimentations eurent lieu. En Amérique latine, les mouvements révolutionnaires s’engrenèrent dans des chaînes chaotiques d’insurrections, de et de dictatures, jusqu’à reproduire parfois, comme au Mexique dans les années 1930, des affrontements entre révolutionnaires laïcs et contre-révolutionnaires catholiques. Autour du bassin méditerranéen, l’exemple français inspira les « jeunes Marocains », « jeunes Tunisiens » et enfin « jeunes Turcs » qui, seuls, réussirent dans leur entreprise en créant un État laïc en lieu et place de l’Empire ottoman. Le choc le plus radical vint évidemment de la Russie devenue, après 1917, l’exemple même de la révolution réussie, au moins jusqu’à la révolution chinoise, rouvrant une autre périodisation marquée par les copies effectuées au Vietnam et au Cambodge.

Vers une notion idéologique

Cette éclosion foisonnante de révolutions s’accompagna de réalisations plus localisées mais non moins marquantes à Cuba ou en Algérie, ainsi que de tentatives avortées comme au Congo. L’actualité de la Révolution marqua le XX siècle, poussant les opinions et les historiographies à choisir entre les camps révolutionnaires, réformistes ou réactionnaires. La Contre-Révolution n’avait guère plus d’adhérents que dans les groupes nostalgiques éloignés de toute conquête du pouvoir, les branches de l’alternative offraient alors soit la voie de la Révolution, ou plutôt des voies multiples et contradictoires, la voie de la Réforme, dans laquelle la social-démocratie s’inscrivait, et celle du Conservatisme, qui incluait toutefois les formes violentes de la Réaction, dont les révolutions conservatrices nées dans les années 1920.

Cette construction autant intellectuelle qu’idéologique s’écroula dans les années 1970-1990 quand les pays considérés comme liés à la Révolution s’effondrèrent autant sous l’effet de leurs propres contradictions que sous la critique du « totalitarisme » qui se répandait dans le monde entier, en réaction aux années de la Seconde Guerre mondiale. Par contrecoup, l’idée même de « révolution » et toute l’historiographie favorable aux révolutions, Révolution française comprise, furent balayées par une vague irrésistible conjuguant l’effondrement du mur de Berlin, la répression de la place Tian’anmen et les hésitations devant le bicentenaire de 1789. La proposition d’une Fin de l’Histoire subsuma l’affirmation que la révolution était terminée, cent ans après être entrée au port, débouchant sur la conviction que l’humanité ouvrait une nouvelle ère de son histoire. Cette hypothèse fut brutalement remise en cause par les successions de « révolutions » de toutes les couleurs, puis de tous les goûts, qui recomposèrent l’Europe centrale et orientale et le bassin méditerranéen, sans toutefois se fixer ni sur un nouveau type de révolution, ni même sur une définition stable. Si bien que la notion de « révolution » semble se confondre à nouveau avec la « révolte » voire avec les coups de force, comme si les inventions révolutionnaires des XVIII-XIX siècles pouvaient être dorénavant mêlées aux aléas violents des temps postmodernes.

Vers un mal ou vers un bien ?

La révolution est depuis la Révolution française un avènement autant qu’un événement, une ouverture plus qu’une période. Elle est, à ce titre et depuis 1792, la source de désillusions et de condamnations autant que d’espérances. Sans doute trouvera-t-on aisément d’autres moments historiques possédant des charges émotionnelles considérables ; il n’en est pas qui soient en même temps considérés comme des signes lisant l’avenir à propos du passé. De l’Empire, des Guerres mondiales, des totalitarismes, pour prendre quelques exemples, la seule chose attendue est qu’ils ne se reproduisent pas. Dans son essence, la révolution, contient, quoi que l’on en pense, la possibilité du renouveau, de la purification voire de l’invention radicale d’un monde meilleur, comme, également, les risques de la déception, de la faillite voire de la catastrophe. Cette caractéristique explique les discussions menées autour des bilans humains des révolutions : justifient-elles la mort d’innocents ? Peut-on croire qu’un mal présent permettra un bien futur ? La coïncidence de ces questions avec l’épuisement des prophéties portées par le libéralisme, l’imposition de limites aux prétentions des consommateurs et les incertitudes à propos des mouvements « révolutionnaires » du début du XXI siècle obligent à aborder l’histoire même des révolutions avec de nouveaux points de vue.

De cette histoire, qui n’a jamais cessé d’être parallèlement source d’une historiographie abondante, contradictoire, riche tant dans les analyses de cas que dans les exégèses théoriques les plus poussées, il reste difficile encore de tirer des conclusions simples, encore moins d’espérer trouver un consensus scientifique. L’objet « révolution » demeure chaud et surchargé d’enjeux ; le fait est d’autant plus frappant que son antonyme la « contre-révolution » peine même à être reconnu comme tel. La difficulté la plus grande consiste à savoir si l’on peut envisager la révolution hors de tout parti pris, pour la comprendre uniquement comme un mécanisme social et politique, sans devoir la situer dans l’histoire globale soit comme un élément du progrès humain ou comme une régression violente. La réponse n’est pas simple, les historiens du monde entier se partageant autour de ces trois attitudes. L’absence d’accord sur les postulats de base, ceux-là même qui organisent le champ d’étude, le choix des notions, l’établissement même des faits soulignent à quel point l’approche d’une révolution en particulier, comme de la Révolution en général, demeure liée à des composantes idéologiques, à des sensibilités collectives plus encore qu’à des pratiques scientifiques, parce que ce qui est profondément en cause est le rapport qu’entretiennent les chercheurs avec le sens même de leur discipline.

La complexité du phénomène révolutionnaire

Il convient de tirer les leçons des mutations qui se sont produites depuis les dernières décennies. Le « moment révolutionnaire » des XVIII et XIX siècles est la conséquence des enchaînements culturels (religieux et politiques notamment) qui ont modifié peu à peu les schèmes de pensée et ont accoutumé les Américains et les Européens du XVIII siècle à modifier leurs habitudes de production et leurs liens sociaux. L’entrée en « révolution » ne peut plus être identifiée à la modernité, réalisant les promesses de l’Histoire après avoir été annoncée par les Lumières. Celles-ci méritent d’ailleurs mieux que d’être considérées comme responsables des errements totalitaires du XX siècle, en étant envisagées dans leur multiplicité, voire leurs contradictions, surtout dans leurs relations difficiles avec les mouvements révolutionnaires. Sortir la révolution d’une lecture téléologique pour la comprendre comme un processus, permet de repérer les façons par lesquelles des gouvernements ont été délégitimés par des pertes de confiance, les voies par lesquelles les violences non autorisées sont devenues acceptées, voire revendiquées, les enchaînements par lesquels des groupes engagés dans des concurrences pour le pouvoir se sont approprié la légalité aux dépens des vaincus comme des rivaux.

Trois voies spécifiques restent enfin à envisager pour rendre compte de la complexité du phénomène révolutionnaire. Toutes les révolutions sont empreintes de fortes attentes eschatologiques, millénaristes ou simplement religieuses, qui conditionnent souvent le déroulement même des processus de mobilisation et de radicalisation, donnant les cadres de pensée et les habitudes de langage à des mouvements, même quand ils affichent des programmes irréligieux. Cette dimension demeure régulièrement sous-estimée, pour insister sur les aspects plus philosophiques qui seraient censés identifier les révolutions à l’entrée dans la modernité et la sécularisation entendue comme sortie de la religion, plus que comme transfert. Cette difficulté à articuler ce qui semble contradictoire se retrouve aussi dans les précautions prises pour intégrer la violence, entendue comme concept, dans les études des révolutions, quelles qu’elles soient. La rupture révolutionnaire en tant que telle crée un appel d’air dans lequel s’engouffrent inévitablement les vengeances et les pratiques déviantes, apportant aux groupes militants la main-d’œuvre nécessaire. L’emploi de ces populations, leur contrôle et leur inévitable exclusion une fois la situation stabilisée, méritent des analyses historiques pour éviter la répétition des légendes et des sidérations ainsi que pour rompre les silences embarrassés de la plupart des historiographies comme les polémiques qui naissent inévitablement et qui demeurent stériles sur le fond.

La voie est étroite pour une telle démarche qui est pourtant salutaire à maints égards. Faire l’histoire des échecs des révolutions devrait être une nécessité pour ceux qui veulent réussir dans une entreprise révolutionnaire, comme pour ceux qui entendent s’y opposer, mais qui doivent cependant comprendre ce que représente l’espérance révolutionnaire dans l’imaginaire des sociétés et dans le quotidien des foules anonymes perdues dans un monde tout à la fois désenchanté et surpeuplé de fantasmes.

Docteur en 1978, puis docteur d’État en en 1987, il fut professeur d’histoire contemporaine à l’, puis, en 2000, professeur d’histoire de la Révolution française à l’ et directeur de l’ (). Depuis 2008, il est professeur émérite à l’université de Paris I-Panthéon-Sorbonne. Il a dirigé la collection « En 30 questions » aux éditions Geste ainsi que la collection « Révolutions » aux éditions Vendémiaire.