Sur le « retour du religieux » dans les conflits contemporains du Moyen-Orient, Georges CORM, La Découverte, 2015 (1ère édition : 2012).

Georges CORM est économiste et historien, spécialiste de l’histoire du Moyen-Orient. Il a publié de nombreux ouvrages sur le sujet, dont Orient-Occident, la fracture imaginaire (La Découverte, 2002).

Dans cet essai, il souhaite dénoncer l’idée reçue selon laquelle le retour du religieux serait à l’origine des conflits au Moyen-Orient. Pour cela, il entend démonter les préjugés essentialistes, qui associent les conflits au Moyen-Orient à des oppositions religieuses et anthropologiques contre lesquelles le politique serait impuissant.

Résumé du livre

Le Moyen-Orient est une région où les guerres et les conflits sont le plus souvent expliqués par des oppositions religieuses : c’est par exemple le cas pour le conflit israélo-palestinien. Pourtant, si ces conflits opposent des communautés religieuses, ils représentent avant tout des  affrontements entre des puissances politiques et économiques avec des intérêts géopolitiques divergents. Par exemple, la question des ressources en eau dans la zone de Gaza est primordiale, et représente à elle seule un facteur explicatif important des conflits existants entre Israël et les Palestiniens.

  1. PREMIÈRE PARTIE : Déconstruire la logique de justification des conflits

L’auteur dénonce les analyses essentialistes qui justifient les conflits au Moyen-Orient par une soi-disant « nature » anthropologique et religieuse des habitants de la région. Les conflits sont trop souvent présentés comme inéluctables, alors qu’ils sont le résultat de puissances, d’intérêts matériels et de facteurs divers. Ces analyses essentialistes s’appuient sur certaines notions dénoncées par l’auteur, comme celle d’État-voyou ou celle d’Empire du mal, qui diffusent l’idée que ces États seraient par essence mauvais et guerriers. Or, comme l’auteur l’indique : « un conflit ou une guerre est toujours le résultat d’un processus historique et non point le produit de causes transcendantes qui le rendent inéluctable».

Il s’agit de comprendre que les causes des conflits sont multiples et que le monde n’est pas divisé entre le Bien et le Mal. Parmi ces causes multifactorielles, il y a le facteur démographique, le facteur économique, la géographie, etc. Les problèmes culturels et religieux sont très souvent invoqués, mais ils ne sont pas la cause du conflit. Ils sont le mode d’expression du conflit, ce qui est différent. C’est cette approche que l’on nomme analyse profane des conflits.

L’adjectif « profane » signifie que ces conflits doivent être analysés au prisme des multiples causes qui les provoquent, et non pas au seul prisme du « retour du religieux ». L’analyse profane des conflits se situe dans la tradition de la politologie classique.

L’expression « retour du religieux » sous-entend que le religieux a pu être absent dans ces régions. Or, les différents systèmes de croyance ont toujours été présents, et il n’y a pas eu de renouvellement de la théologie des grandes religions instituées. Selon ses théoriciens, le « retour du religieux » aurait eu lieu dans les années 1980, après la Révolution islamique en Iran, l’élection du très dynamique pape Jean-Paul II en 1978, et l’invasion soviétique d’Afghanistan en 1979. Mais cette analyse trop rapide focalisée sur le « religieux » occulte les dimensions politiques et géopolitiques des conflits, notamment liées aux faiblesses du droit international et

aux interventions illégitimes de certaines puissances – notamment celle de l’URSS en Afghanistan en 1979 ou celle des États-Unis en Irak en 2003. Les interventions des puissances étrangères dans ces pays y ont bouleversé les équilibres socio-économiques et les régimes politiques. D’après Georges CORM, la notion de « retour du religieux » tend à occulter les tensions liées aux occupations et aux ingérences.

Selon CORM, la religion est instrumentalisée par les différents États pour créer des alliances géopolitiques et pour étendre ainsi leur influence économique et politique. Elle sert d’instrument de domination interne (sur la société), mais aussi d’instrument de domination sur d’autres populations. Différents évènements marquent cet usage du religieux par la géopolitique : parmi ceux-ci, il cite la révolution religieuse en Iran, en 1979, qui était au départ encouragée par les États-Unis parce que ces derniers craignaient le renversement du Shah par un pouvoir communiste. Le religieux a ainsi été instrumentalisé pour légitimer le renversement du Shah par des forces qui apparaissaient inoffensives aux yeux des Occidentaux. Ces forces ont clairement été sous-estimées par les États-Unis, qui ne pensaient pas qu’une République islamique pourrait durablement s’implanter en Iran.

  1. DEUXIÈME PARTIE : Les manipulations de la Mémoire et de l’histoire, causes des conflits

La globalisation économique et financière suscite une multiplication de manifestations identitaires et de célébrations de mémoires historiques propres à certaines communautés. L’Occident est aujourd’hui perçu comme une « méga-identité », laquelle est en fait davantage une construction et une croyance en une unité de civilisation qu’une réalité effective : en fait, « l’Occident » regroupe des cultures, des langues et des pratiques religieuses très différentes les unes des autres. L’Orient, en revanche, n’a pas su créer un imaginaire et des mythes collectifs capables de rassembler et de fédérer toutes les différentes cultures. L’exemple du panislamisme

illustre bien cette idée : ce mouvement est encouragé au XIXe siècle par l’Empire ottoman, pour lutter contre les puissances coloniales européennes installées sur ses territoires. Mais ce panislamisme s’appuie sur la philosophie des Lumières, sur les principes de la Révolution française, et il semble dans l’incapacité de trouver ses propres ressources au sein des cultures orientales pour créer un élan unificateur. Ce mouvement disparaît aussitôt après la Première Guerre Mondiale. La construction des identités et la cristallisation des tensions au Moyen-Orient ne sont donc pas liées à la religion.

Les bouleversements socio-économiques provoqués par la globalisation économique défont les solidarités et font que la différence devient un objet de consommation, « dans l’affirmation de soi et dans le rejet de l’autre, en dépit de siècles de vie commune sur un même territoire ».

Pour l’auteur, le retour du religieux est un prétexte qui remplace des systèmes idéologiques et des réflexions plus approfondies, dans la logique de la société de consommation et de la globalisation. La société se divise de façon binaire, entre d’une part le monde clos de la communauté religieuse ou ethnique, et d’autre part le monde l’extérieur, qui lui serait hostile. Face aux difficultés à gérer les troubles identitaires qu’induit la globalisation, la société peut ainsi se réaffirmer comme un groupe. Cette tendance à se renfermer sur soi est aussi liée au passé colonial de nombreux pays du Moyen-Orient, qui a provoqué le rejet de l’autre et a ravivé une volonté d’affirmer une identité communautaire.

Certains milieux conservateurs « islamisants » (selon les termes de l’auteur) ont rejeté les idéaux des Lumières diffusés par les Empires coloniaux, en arguant que ces idéaux étaient un prétexte idéologique pour justifier la colonisation et la domination sur les peuples occupés. C’est ainsi qu’à partir des années 1970, au Moyen-Orient, la diffusion par les autorités en place de la dite « modernité politique », c’est-à-dire un régime politique laïc, dans la ligne européenne, suscite des crispations. La société se ré-islamise, en rejetant l’occidentalisation.

D’après Georges CORM, la meilleure façon de lutter contre les communautarismes est la combinaison d’un régime politique qui garantirait les libertés individuelles et qui assurerait une répartition égalitaire des fruits de la croissance pour ne pas marginaliser certains groupes et assurer une égalité de traitement. La garantie des libertés individuelles passe par ce qu’il qualifie de laïcité laïcisée. Pour l’auteur, la laïcité ne se limite pas à la séparation du pouvoir religieux et du pouvoir politique. La laïcité laïcisée se définit par le refus de tout dogmatisme et par l’affirmation de valeurs communes qui transcendent les différences sociales, ethniques et religieuses des citoyens. Elle est associée à un idéal de tolérance, ce qui en fait un rempart contre les crispations identitaires.

CONCLUSION

Aujourd’hui, deux « méga-identités » semblent s’opposer de façon binaire : le monde euro-atlantique et le monde musulman méditerranéo-asiatique. Il est donc important de se mobiliser pour dénoncer les raccourcis identitaires, mais aussi toutes les associations ou amalgames rapidement faits entre islam et islamisme. La notion de retour du religieux, notamment, est trop schématique : elle occulte la complexité et la diversité des situations.

 

Source : Clémence GUIMONT, doctorante en Sciences politiques.