Cachotteries savoureuses ou épouvantables fardeaux, dévoilés sur la toile ou jamais révélés… Le foyer possède tous les ingrédients dont un #secret a besoin pour s’épanouir: passions,jalousies et règles strictes. Quels sont leurs rôles au sein du foyer ? Quels liens ont-ils avec l’avènement du #numérique ?…
Qu’est-ce qu’un secret de famille ?
Un secret de famille n’est pas seulement quelque chose qui n’est pas dit : personne ne raconte tout ce qu’il vit et
imagine ! Pour qu’on puisse parler de secret, il faut qu’il soit interdit de
savoir qu’un événement important qui a concerné un membre au moins de la
famille a eu lieu.
À partir de là, deux situations
peuvent se produire. Cet interdit peut porter sur le contenu de l’événement :
les enfants sont élevés dans l’idée qu’il existe dans leur famille un secret
dont il est impossible de leur parler.
Mais le secret peut aussi porter sur l’existence même de cet événement : ce sont les familles dans lesquelles les parents
disent volontiers à leurs enfants : « Nous ne vous cachons rien. »
Les situations dans lesquelles
l’existence d’un secret est nommée sont moins problématiques… ce sont des secrets
tout simples : « Tonton Guillaume est … »., celui qui surgit sur un lit de mort
: « J’ai collaboré. », celui qui commence par : « Bon, tu ne le dis à personne,
mais… » et qui finit par peser lourd sur les épaules. Et celui qui donne des
migraines : « Tu sais, Gisèle ? Les cheveux violets et les yeux globuleux, tu
ne vois pas ? Elle était à l’enterrement de Marie- Chantal. Bah dans le temps,
ça se disait que… »
Dans
une famille, les secrets champignonnent très vite et très facilement. Le foyer
synthétise les cachotteries de manière industrielle. Il possède
tous les ingrédients dont un secret a besoin pour s’épanouir : des
personnes qui s’aiment très fort et d’autres moins, des jalousies, des règles
strictes et des passions.
« La
famille est régie par des lois, explique la sociologue Aline Grobost.
Le plus souvent, elles sont silencieuses mais connues de tous. Et quand on les transgresse, on réagit comme dans la vraie vie : si vous
volez quelque chose, vous n’allez pas le dire. Si vous violez un mythe
familial, vous le gardez pour vous. ».
Malgré
ses vertus protectrices, le secret est souvent dévoilé. D’autant plus que le secret, s’il est dur à
porter, offre des vertus protectrices. Il garantit l’équilibre familial :
« Si je lui annonce que…, ça va exploser. ». Il préserve les relations :«
A quoi bon dire à Julia que sa sœur… , ça créerait une rivalité entre elles. »
On
cache quelque chose pour éviter à un membre de souffrir :« Si j’annonce à
ma mère que j’ai…, elle va paniquer » ou on se protège des réactions des
autres « Pourquoi dire à mon père que
je suis… alors qu’il
veut est contre cela… ? » . C’est
la situation dans laquelle a grandi le petit Hergé, le créateur des Aventures
de Tintin. Il a eu le droit d’imaginer ce qu’on disait lui cacher et, plus
tard, il a mis dans son œuvre l’histoire qu’il s’était raconté… serge Tisseron a
mis en lumière dans Tintin chez le psychanalyste (Aubier, 1985) l’existence
d’un secret dans la famille de Hergé par la seule étude de ses bandes dessinées
!
Et
pourtant, le secret de famille reste rarement secret. Parfois, sa révélation
est brutale. Comme pour cet homme, rencontré par la sociologue, qui apprend à
50 ans, après avoir demandé un acte de naissance, qu’il a été adopté.
C’est un coup de massue. « J’ai pris récemment des nouvelles, sa vie est fichue.
Il passe tout son temps à chercher, chercher, chercher », décrit Aline Grobost.
Dans ce cas, le secret prend vite toute la place. Dans d’autres, la révélation
est une extrême douleur et personne n’en
reparlera jamais, chacun
préférant remettre un mouchoir dessus.
La transmission du secret
Mais
attention, le mystère pourra refaire surface
des années plus
tard. C’est ce
que le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron
appelle le « suintement du secret »
: en somme, celui à qui on cache quelque chose le ressent à travers le
comportement de celui qui cache. C’est la condition pour qu’un événement gardé
secret dans une famille perturbe les générations suivantes : c’est qu’il concerne
un événement malheureux. Si des enfants voient leurs parents heureux, ils
n’essaieront pas de savoir pourquoi : ils chercheront à en profiter ! Le
problème du secret commence avec la tristesse ou l’angoisse d’un parent, que
l’enfant observe et ne peut rapporter à rien qu’il connaisse.
: médecin psychiatre et psychanalyste, Serge Tisseron a été praticien hospitalier durant vingt ans avant d’enseigner la psychologie à l’université. Il est l’auteur de nombreux ouvrages consacrés aux secrets de famille et à leurs répercussions au fil des générations : Secrets de famille, mode d’emploi (Ramsay, 1996), Vérités et mensonges de nos émotions (Albin Michel, 2005) ou encore Les Secrets de famille (PUF, coll. Que sais-je ?, 2011). Lui-même
dessinateur, Serge Tisseron illustre avec humour ses recherches et son
expérience d’analyste.
Plus
surprenant encore, il peut réapparaître des décennies plus tard, après avoir
navigué de génération en génération, sous la forme d’un mal-être ressenti par
un descendant. Il devient alors un « impensé » : la personne
qui va mal
n’a ni conscience
ni connaissance du mystère
qui a pourtant
une incidence sur sa vie. La mémoire émotionnelle transpire sur
les héritiers. Cette théorie
a été développée par
la psychologue Anne
Ancelin Schützenberger,
décédée en mars
dernier.
Comme de
nombreux psychothérapeutes aujourd’hui,
elle pratiquait la psycho
généalogie
pour
mettre en lumière ces liens invisibles qui nous enchaînent à nos ancêtres. La
thérapeute
estimait
que certaines tragédies comme une fausse couche, un viol, un deuil non digéré,
peuvent même s’être déroulées des siècles plus tôt.
Chez
l’’enfant, en grandissant, il peut s’interroger sur la signification à
attribuer à ces comportements étranges. Il risque de réagir en développant des
traits de personnalité et des modèles de comportement qui lui resteront. Le
porteur d’un secret grave est toujours coupé en deux, entre le désir de parler
de ce qui le préoccupe pour se soulager et celui de se taire par peur de
réactiver le traumatisme qu’il a vécu et de traumatiser ses proches. Son
attitude va pousser ses enfants à se couper en deux à leur tour. D’un côté, ils
vont se construire une explication de ce qu’ils observent et désirer en parler
pour savoir si c’est exact, avec parfois même l’intention de soulager leur
parent de son secret. Mais, d’un autre côté, ils vont s’interdire de le faire
par crainte de provoquer sa colère ou sa tristesse.
Car le problème du secret est qu’il peut commencer avec la tristesse ou l’angoisse d’un parent, que
l’enfant observe. De plus, lorsqu’un enfant est confronté à un parent incapable
de parler de ce qu’il a vécu, ce qu’il imagine est souvent pire que la réalité.
Par exemple, la plupart des enfants nés d’histoires d’amour entre femmes
françaises et soldats de l’armée allemande d’occupation ont cru, face au
silence qui entourait leur naissance, être nés d’un viol. Cela a affecté
évidemment leur développement bien plus gravement que n’aurait pu le faire la
vérité, qu’on croyait utile de leur cacher « pour leur bien ».
Un enfant
confronté à des parents qui lui semblent garder un secret douloureux peut
s’interdire plus tard de parler de ses propres secrets douloureux à ses
enfants, par fidélité à ses parents.
Heureusement,
un enfant n’a pas seulement des relations privilégiées avec son (ou ses) parent(s).
Il a aussi des grands-parents, des oncles, tantes, cousins, cousines, et aussi
des enseignants et des camarades. L’influence problématique du parent porteur
de secret est donc souvent moins intense que ce que la théorie pourrait nous
laisser croire.
Longévité du secret de famille
Connaître
le secret familial qui a pesé sur soi depuis sa petite enfance ne libère
personne de ses chaînes. En revanche, cela permet à ceux qui le désirent de
pouvoir entreprendre un travail sur eux-mêmes dans de bonnes conditions. En
effet, un enfant qui a adopté précocement certains comportements sous l’effet
des incohérences familiales qu’il a subies et des efforts qu’il a faits pour
leur donner du sens ne va pas y renoncer si vite.
Pensez
à une ville qui a été longtemps coupée en deux par un mur. Les habitants se sont
habitués à faire un détour pour aller d’un point à un autre. L’énonciation
explicite du secret équivaut à la levée instantanée de ce mur. Mais dans une
telle situation, les habitants ne changeraient pas aussitôt leurs habitudes, et
certains continueraient à faire un détour, parfois même jusqu’à la fin de leurs
jours, notamment pour les plus âgés d’entre eux. C’est exactement la même chose
quand un secret de famille est explicitement levé. Plus son contenu est énoncé
tardivement et plus les habitudes mentales et relationnelles prises sous son influence
risquent de rester inchangées.
Les secrets de famille et internet
La thérapeute estimait que certaines tragédies comme une fausse couche, un viol, un deuil non digéré,peuvent même s’être déroulées des siècles plus tôt.
Dans des vidéos « storytime » publiées sur YouTube, les secrets de famille deviennent des secrets de polichinelle.
Les peluches kawaïs en décor contrastent avec la voix éraillée, les cheveux courts en bataille et la peau tatouée de Lolita. Son regard turquoise fuyant la caméra, cette Belge de 29 ans annonce: « Je vais vous parler de mon expérience face à la drogue. » Sur sa chaîne YouTube « Lolita nie en blog », elle dévoile son lourd passé dans une vidéo intitulée« Héroïne, cocaïne : mon histoire », vue plus de 600 000 fois.
Sortie de la rue et de la drogue, elle aimerait recoller les morceaux avec sa mère qui l’a élevée seule. « J’étais une petite conne et elle n’avait pas d’autorité surmoi. Malgré les signes visibles de l’addiction, elle n’a jamais tenté de m’en parler. »
Lolita déglutit. « C’est peut-être pour ça que je raconte tout sur Internet : j’en avais gros sur la patate. Avec ma mère, on parle de la pluie et du beau temps.Jamais du fond. Alors que sur YouTube, rien n’est tabou. »
Plus facile pour elle de s’exprimer devant ses 128 000 abonnés qu’à la maison, lieu du secret. « Il y a toujours eu des non-dits dans ma famille. Je ne connais pas vraiment mes parents : ni leur passé ni qui ils sont. Et eux ne savent pas un quart de ce que j’ai vécu. C’est fou. Je dis tout à des milliers de gens sur Internet… et jamais à eux, de vive voix. »
Internet contre l’omerta familiale
Sur YouTube, on appelle les vidéos comme celle de Lolita des « storytimes ». Un format popularisé en 2016, dans laquelle la vidéaste raconte face caméra un épisode de sa vie. Tristes,émouvantes, drôles, honteuses… ces anecdotes, prisées des internautes, permettent de briser l’omerta familiale.
Comme la vidéo « Je me suis relevée ! » d’Alison – ou « BuBulle Story » sur YouTube, dans laquelle elle a tenu à parler des attouchements sexuels qu’elle a subis pendant son enfance. « Ça a duré du CM1 à la quatrième. A la fin, je voulais que la vie s’arrête », raconte-t-elle en se balançant légèrement sur un fauteuil suspendu. Atteinte de mucoviscidose depuis sa naissance, la Cannoise décrit : « Ça avait lieu dans un Meggan Renaud
Ce qui est dramatique, c’est que mes parents étaient parfois à côté. » S’ils sont désormais « au courant de tout », le sujet reste tabou. « Le jour où je leur ai dit, ils ont compris pourquoi ça ne tournait pas rond. Mais on est pudiques dans la famille. On ne va pas en parler à table. » Elle étouffe un rire nerveux. Le soutien, Alison le trouve sur les réseaux sociaux, notamment sur Instagram, auprès de ses 39 000 abonnés. « J’ai reçu beaucoup de messages,surtout quand j’ai lancé la bataille juridique contre mon agresseur. Mes parents acceptent cette procédure mais ils ne sont paspour : ils estiment que les démons sont enterrés. J’ai été habituée au secret», regrette-t-elle.
« A la télévision, déjà, des témoins venaient parler de divorce, d’euthanasie…, explique Sébastien Rouquette, professeur de communication à l’université Clermont Auvergne. La frontière entre activité de youtubeur et vie personnelle est floue. Bien sûr, ils maîtrisent le dispositif et il y a une dimension commerciale, puisque se dévoiler est un attrait pour les spectateurs et que les vidéos sont monétisées. » Le visionnage de contenus liés à la famille a augmenté de 140 % entre 2015 et 2016. « Mais il y a une vraie dimension militante à exprimer son “moi” et à parler de questions intimes dans l’espace public. »
Une thérapie collective pour « aider les gens à s’en sortir »Tristana, 23 ans, a ainsi parlé de maltraitance à 7 000 curieux sur sa chaîne « Totem Turquoise ». Yeux bleus et visage juvénile, elle raconte : « J’avais une mère toxique qui montait les membres de ma famille les uns contre les autres. Je ne me suis rendu compte de son emprise que très tard. » Si Tristana n’a plus de contact avec ses parents et que « le secret n’a pas été rompu », elle espère que sa vidéo « aidera des gens à s’en sortir ». « C’est un secret de famille devenu une thérapie collective sur Internet ! », s’amuse-t-elle.
YouTube pour conjurer son passé ? Sur la commode de Meggan Renaud, le portrait de Noah,son neveu décédé il y a quatre ans. Mort subite du nourrisson. L’étudiante en marketing a publié une storytime pour « se délivrer ».
«Oui, c’est un sujet tabou, extrêmement personnel. J’ai eu du mal à contrôler mes pleurs – mes abonnés n’étaient pas habitués », explique la Québécoise de 23ans. Un battement de ses longs cils pour chasser ses doutes. « Mon frère, qui a perdu son enfant, a dit à ma mère que ma vidéo lui avait fait du bien. » Comme quoi tout déballer peut avoir du bon : « Cette vidéo nous a permis de tourner la page ensemble. Maintenant, quand on aborde le sujet, on ne parle que des bons souvenirs. »
Source : Neon et interview de Serge TISSERON